Texte écrit lors d’un atelier d’écriture animé par Mélie Boltz Nasr sur la réécriture de contes de fées. Ici, la réécriture s’inspire de l’opéra Barbe-Bleue, de Béla Bartók, dans lequel on découvre le château de Barbe-Bleue au travers de sept salles s’ouvrant l’une après l’autre.
Sous ses pieds le sol est toujours aussi humide, mais quelque chose a changé. Ce n’est plus visqueux, et si cela imbibe, ça ne colle plus – ça glisse et elle se meurtrit le dos pour se rattraper. Elle aurait pu se servir de ses mains, mais elle ne l’a pas voulu – depuis qu’elle a commencé cette fuite à rebours, le rouge l’a suivie, l’a étouffée et elle craint, si elle s’en couvre un peu plus, d’y disparaître.
Elle arrive au bas de l’escalier. C’est un autre sentiment qui l’étouffe depuis déjà quelques minutes, mais elle n’y prend pas garde. Le lac est plus grand que dans ses souvenirs, ses berges plus accidentées. Elle le reconnaît, elle voit bien que c’est l’immense caverne souterraine qu’elle a traversée voilà bien des années – mais pour le contourner il n’y a plus qu’un étroit sentier de pierre, collée à la paroi qu’elle ne pourra plus refuser de toucher. Çà et là, un rocher dépasse de l’eau. Peut-être pourrait-elle s’y frayer un gué. Au moins ce n’est pas du sang se dit-elle – elle s’apprête à retrousser ses jupes et se ravise. Tout, tout plutôt que de continuer à porter cette odeur mortifère. On accepte aisément l’inacceptable, lorsqu’on vient d’échapper à l’impensable. L’air est frais ici, lavé par les larmes qui emplissent le lac, et sitôt qu’elle en a pris conscience, ses poumons le refusent. Elle vomit, tombe à genoux dans la bordure de l’eau. Elle se met à trembler, elle veut retenir ses larmes comme elle a retenu son sang, mois après mois, refusant de s’alimenter.
Mais elle a trop soif maintenant. La souillure dans l’eau s’éloigne, avalée par un courant sous la surface ; elle se lave les mains et le visage, elle s’humecte pour ne pas avoir à l’admettre – elle boit les pleurs de ses compagnes d’infortune.
Alors qu’elle relève la tête, le souffle un peu assagi, elle croise le regard d’une des pierres. Car c’est bien un regard – celui d’une femme momifiée à force de verser ses larmes, penchée sur et bientôt sous la surface du lac. Judith se redresse, Judith ne veut pas rester dans cette position. Tout autour, les victimes du lac des larmes qui ne sont jamais montées jusqu’à la salle des reines ont tant pleuré en chemin qu’elles sont devenues pierre ; elles ne souffrent plus, mais elles ne verront plus la lumière non plus. Le sang essoré de sa tenue disparaît lui aussi, en tourbillons. D’où vient ce courant ? Il faut bien, même si le lac monte… Elle ne se laisse pas le temps de réfléchir. Elle inspire à pleins poumons cet air lavé à l’eau et au sel, se bouche le nez et plonge.
Plus profond elle nage, plus l’eau lui semble claire, fraîche. À sa vue distordue par l’eau, les statues – les corps des autres – semblent presque mouvantes. Elle se tient à l’écart, elle ne veut pas les emporter avec elle, s’entremêler – et d’ailleurs quel temps lui reste-il ? Elle a la chance inespérée de s’enfuir, de sortir où est le soleil et la voilà qui plonge. Mieux vaut finir noyée que rattrapée – mieux vaut finir noyée qu’enfermée.
Plus elle descend, plus les cadavres flottent dans l’eau au lieu de demeurer à genoux. Leurs membres s’agitent mollement comme pour la saluer au passage, et elle touche enfin le fond. Qu’est-elle venue chercher ici ? Elle manque d’air – dans son effort pour conserver bouche et narines fermées, ses yeux la brûlent ; la voilà l’une des pleureuses involontaires.
Alors le corps le plus proche d’elle s’appuie sur ses mains, s’accroupit et se relève. Elle est figée – cela ne se peut. Mais l’une après l’autre, les silhouettes se relèvent. Ex-femmes de Barbe-Bleue ayant choisi de s’arrêter ici dans leur trajet jusqu’à la salles des reines, membres de la domesticité et simple visiteuses, toutes ont gardé leurs vêtements, toutes ont continué à pleurer. Voilà d’où venait le courant. Et les corps fossilisés ont repris leur eau – on n’est pas libre ici, mais au moins on n’est pas tout à fait mort.
Judith, elle, n’aurait pas dû arriver au fond, pas si tôt ; elle leur rappelle ce que c’est d’être vivante, écartelée entre ses émotions – la colère qui le dispute difficilement à la peur d’être reprise, la certitude que si l’on ne peut pas sortir alors mieux vaut mourir ici. Mais soudain elle n’est plus seule – soudain elles peuvent sortir toutes ensemble.
Les corps se rapprochent petit à petit, et Judith n’a plus peur. Les mains se lient, et une lente remontée s’engage, à la recherche d’air, d’escaliers à remonter et de salles à parcourir sans plus jamais se retourner. Si Barbe-Bleue revenait, s’il se mettait en travers de leur chemin avant qu’elles aient atteint leur liberté, alors cette fois, cette seule fois il trouvera à qui parler.
Toutes ensemble, elles ne le craindront pas.