Pas un seau.
Pas un seau.

Pas un seau.

Ouvrir le fichier texte. Vérifier le compteur de mots. 68 123. Noter mentalement l’objectif du jour : 69 123. Choisir un morceau de l’histoire. Effacer ses notes, commencer à écrire. S’être assise, bien sûr, avant tout ça. Écrire et écrire et vérifier le compteur de temps en temps. Parfois, oublier le compteur, et constater qu’on a explosé l’objectif. D’autres fois, mettre trois heures pour aligner deux phrases, procrastiner sans doute, se mettre à faire de la réécriture alors qu’il n’est pas temps – mais aligner des mots les uns derrière les autres et explorer ce qu’ils ont à nous dire.

Ouvrir le tableur. Vérifier l’ordre des scènes, les dates – appeler un technicien, un autre, trouver qui sera là. Comparer les disponibilités de ses acteurs. Confirmer une date, rappeler la personne qui prêtera le décor – un tournage de calé. Surligner la colonne, en vert.

Poser l’appareil sur un pied. Vérifier la lumière, le point, programmer le retardateur. Se préparer. Se maquiller, ou pas, arranger ce qu’il y a dans le cadre – et uniquement là. Se placer, déclencher, vérifier, se placer, déclencher, vérifier. Jusqu’à avoir la bonne, celle qu’on est venue chercher.

Observer les résultats. Pouvoir se dire que le projet, quel qu’il soit, a avancé, et de combien de pouces.

Vous savez quel genre de séances de travail ne vous permet pas ça ? Les séances de sport. Les trainings de théâtre. Les vocalises. Parce que lors de ces séances de travail, ce n’est pas le fait de travailler sur un projet en particulier qui vous transforme – vous ne pouvez pas voir le projet grandir parce que le projet c’est vous. On a beau savoir, dans tout ce qu’on fait, que le processus est plus précieux que le résultat, le fait d’avoir un résultat bien tangible et qui diffère chaque fois de son précédent état de manière notable a quelque chose de rassurant pour notre cerveau pragmatique (et souvent un rien productiviste) : j’ai fait A, le résultat est B. Il peut être réussi, raté ou juste flou, mais il est là, devant nous.

Ce qui est terrible avec le corps, le cerveau, c’est que ce ne sont pas des objets – ils ne sont pas jetés devant nous. Ils sont purement processus, toujours mouvants, toujours transformés et la seule chose qu’on peut y faire c’est guetter des indices. Je n’avais jamais fait cette figure avant. Je n’avais jamais réussi ce mouvement. Je n’avais jamais fait ça sur scène. Je n’avais jamais réussi à exprimer ma pensée aussi clairement et calmement. Je ne me suis pas excusée d’exister depuis au moins deux semaines et je n’en ai pas ressenti le besoin. Je ressens de la peine et ça ne remet pas en cause ma perception de moi-même. Je comprends cette phrase alors que j’ai oublié de mettre les sous-titres ! Si je ne l’avais jamais fait, et que je le fais maintenant, ça signifie que mon outil – moi-même – a dû s’améliorer.

Mais ce ne sont que des indices. Il reste les doutes – et si je n’avançais pas ? Et si depuis tout ce temps j’étais immobile ? -, et l’angoisse de perdre du temps qu’on pourrait facilement allouer à quelque chose que l’on peut voir grandir. La sensation de perdition qui vient et s’insinue et qui fait le sale boulot de la Résistance et les heures passées à se demander à quoi bon ? alors qu’on sait très bien à quoi bon – on a juste du mal à se le rappeler. C’est pour ça qu’on vit, voilà à quoi bon.

Se rappeler qui on est tout en intégrant le fait qu’on change en temps réel et qu’on ne peut qu’orienter ce changement dans sa direction mais pas en forcer la vitesse – pas vraiment, pas à volonté -, c’est difficile. Mais c’est vital parce qu’au moment où on refuse le fait de ne pas pouvoir vérifier où on en est à chaque instant, à l’instant où on oublie que depuis qu’on a quitté le lycée on n’est plus que le produit de nos choix – appliqués à une matière première dont nous n’avons pas tout choisi, certes, mais toujours nos choix -, notre cerveau se met à freiner. Et c’est là qu’est la vraie perte de temps.

En vrai, écrire un livre c’est pareil. C’est tâtonner dans l’inconnu. Sauf qu’avec l’expérience on commence à savoir à peu près combien de mots fait quelle histoire, alors qu’on n’a aucune idée quand on débute de combien d’heures il nous faudra pour dépasser un blocage, pour trouver les notes juste, pour tenir sur les mains la tête en bas et pour enlever la peur. Et que la logique la plus élémentaire veut que, si j’écris mon livre tous les jours, à un moment il sera fini. Quand le projet n’est pas observable – quand c’est nous le projet -, la place est ouverte à cette question qui s’insinue, sournoisement :

Et si je faisais tout ça pour rien ?
Et si je n’allais jamais y arriver ?

C’est la peur qui vous la souffle. Elle veut que vous retourniez, le plus vite possible, là où c’est chaud et rassurant. Dans votre zone de confort. Mais elle a tort et vous le savez bien. Rappelez-vous les premières fois où vous avez essayé de faire ces choses qui vous sont désormais tellement naturelles que vous ne vous voyez plus vivre sans.

Tout ça vaudra le coup, d’une façon ou d’une autre.

C’est une promesse.

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