De la rage
De la rage

De la rage

Parmi les nombreuses choses improductives que je fais tous les jours au lieu de travailler, il y a le débat. Vous me direz : Mais non, comment tu peux dire ça, le débat c’est bien, c’est l’échange d’idées, c’est la rencontre de l’altérité… eh bien pas (ou très, très rarement) sur Internet, et pas beaucoup plus souvent dans la vie du monde physique, à vrai dire. En général, ça se termine en dispute où chacun essaie de gagner la conversation – à l’exception d’avec quelques êtres précieux que je remercie régulièrement d’être tels qu’eux-mêmes.

Vous me direz, pourquoi je fais ça ?

Pourquoi on s’énerve ? Pourquoi on continue à discuter alors que de toute évidence on n’est pas, on ne sera pas entendus par nos interlocuteurs ?

Peut-être parce que parfois c’est la seule chose à faire. Peut-être parce que se taire devant certains types de propos, ça devient beaucoup trop proche de les accepter pour prendre ce risque.

On se répète que la liberté d’expression, c’est important, fondement de l’État de droit et blablabla. Ce n’est pas faux. Mais la liberté d’expression ça veut dire que tu ne seras pas envoyé en prison pour avoir dit ce que tu penses. Pas que personne n’a le droit de te mettre en cause pour ça, et certainement pas que toutes les opinions se valent. Non, parce que les mots sont importants, et ceux qui formulent des idées plus que les autres. Aussi importants : les silences. « Qui ne dit mot consent », l’adage était déjà en perte de vitesse avant #MeToo mais il n’en reste pas moins qu’en présence d’une oppression, ne pas s’élever contre c’est permettre à l’oppresseur de continuer. C’est prendre son parti.

Alors, parfois, j’entends des féministes, des gauchistes et des véganes qu’ils sont intolérants. Intolérants. Il faudrait encore voir ce qu’on nous demande de tolérer ! Régulièrement, face à des gens qui appellent à la haine sans équivoque aucune – ce qui est un délit, je me permets de le rappeler – on entend : Mais laissez-le s’exprimêêêêêêê… Eh bien, non. Je ne veux pas le faire. D’ailleurs, cette personne s’est déjà exprimée. Et c’est précisément parce que ce qu’elle a dit était inacceptable que moi et mes petits copains « trop radicaux », on aimerait bien qu’elle la ferme et ouvre un livre – de préférence pas Mein Kampf.

Dans l’alternative, on ne peut pas se permettre de laisser ça sans réponse parce qu’on, en tant qu’espèce, a beaucoup trop tôt fait de se laisser imprégner par des messages quels qu’ils soient, du seul fait d’y être exposés.

Il y a parfois dans les discussions une sorte de relativisme tellement appliqué à tout qu’il en devient un absolutisme, que personnellement j’interprète comme de la paresse intellectuelle, celle de tenir une position. Refuser d’accorder du crédit à des idéologies inacceptables ne fait pas de nous des nazis, en fait. Dans le cas de certains dessinateurs (je ne ferai pas de pub, tout le monde sait de qui je parle et si vous ne savez pas : vous ne ratez rien) ça fait même de nous des anti-nazis.

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Et puis, cette paresse, je ne la retrouve pas uniquement quand on dit un peu trop fort que, quand même, être un nazi c’est pas super gentil. Il semblerait que dans tous nos combats, toutes nos quêtes pour tenter de rendre le monde plus juste, plus respectueux, plus écolo, plus logique qu’il ne l’est, le concept ce soit de tendre l’autre joue sous peine d’être taxé d’extrémisme. Est-ce que quelqu’un pourrait expliquer une bonne fois pour toutes à ces gens qu’ici, ce n’est pas le Nouveau Testament, mais le vrai monde ?

Alors voilà, il est cordialement demandé à chaque militant et militante d’être gentille, polie, pédagogue, soucieuse de préserver la sensibilité de l’autre et surtout de placer à l’intention de tous ses interlocuteurs une liste de disclaimers : #notallmen, #notallcarnistes, et bientôt probablement #notallracists, soyons fous !

Ça va. On a tous bien compris que vous n’étiez pas tous des violeurs, que tous les gens qui mangent une tranche de bacon et des chipolatas le samedi midi n’étaient pas en faveur du massacre des baleines et des éléphants, et que le fait que vous riiez à des blagues sexistes et grasses ne voulait pas dire que vous alliez prendre les armes pour assassiner tout ce qui n’avait pas l’air aryen dans votre voisinage. Cela posé, pourrait-on parler des vrais sujets ? Parce que quand je vous entends dire que vous n’êtes pas des monstres  assoiffés de sang à la moindre mention d’une notion de culture militante et que chacun ses opinions j’entends surtout une façon d’éviter le sujet – que ce soit par l’absurde ou par le relativisme forcené.

La raison pour laquelle on vous semble radicaux (et d’ailleurs on ne l’est vraiment, vraiment pas, je vous renvoie à cette BD qui aborde vraiment bien cette question), c’est qu’on n’a plus le temps. On n’a plus le temps d’être tièdes.

Les animaux n’arrêteront pas de s’éteindre, la planète de s’effondrer, les braconniers de braconner, les baleiniers de… braconner, parce qu’on le leur aura demandé poliment. Les abattoirs ne fermeront pas juste comme ça. Les industrialistes de l’agriculture ne vont pas relâcher les poules et les lapins, car ils auront soudain mauvaise conscience. Tous ces gens savent très bien ce qu’ils font. Les violeurs n’arrêteront pas de violer, les masculinistes de frapper, harceler, tuer, les policiers racistes de faire du délit de faciès, l’État de cautionner la violence envers les minorités et les mauvaises herbes quelles qu’elles soient. La politesse, c’est bon. On a essayé.

Vous savez ce qui me fait mal ? Qu’il y ait encore des gens pour parler de la violence des opprimés comme si c’était autre chose qu’une réaction épidermique à une violence bien plus forte et bien plus implacable. Que des gens trouvent encore que c’est ok de priver des animaux de leur condition même d’animaux, c’est-à-dire les réduire en esclavage, alors qu’il y a belle lurette qu’on peut faire autrement. Que le premier réflexe de pas mal de gens quand on parle du viol, c’est de parler des fausses accusations. Qu’il y ait encore des gens pour placer leur confort au-dessus des conditions de vie – et de mort – d’autres êtres sentients (et spoiler : ça inclut des êtres humains) sous prétexte que ces morts ne se font pas de leur main, et que ça arrive loin.  Et je m’inclus dans le lot. J’ai chez moi, j’utilise tous les jours des objets que, sans l’esclavage (qu’on pratique encore, hein), je n’aurais pas eus. Je sais que c’est mal, et je n’ai pas encore trouvé de solution pour faire en sorte que mon idéalisme et mon pragmatisme marchent de concert, et c’est pareil pour tout le monde. Il n’y a pas d’un côté les militants parfaits et de l’autre les affreux apolitiques-donc-de-droite* conspirant pour la fin du monde par inertie. Mais le fait qu’on ait tous nos dissonances cognitives ne fait pas de leurs objets des choses belles et bonnes et immuables, et surtout, le fait que le militant en face ne soit pas parfaitement pur, vertueux et irréprochable ne te dispense pas, toi, de faire des efforts.

Tu trouves que le harcèlement de rue c’est mal ? Oppose-t-y quand tu en vois. Soutiens les victimes. Tu n’es pas pour la souffrance animale ? Ne donne pas ton argent à ceux qui la perpétuent comme un business. Tu es contre les inégalités ? Soulève-toi et revendique la propriété publique des moyens de productions. Tu ne peux pas faire tout ça, parce que tu as peur de te faire taper toi aussi / pas les moyens de consommer mieux / tu ne sais pas comment démarrer une révolution ? OK. Ça arrive. On n’a pas tous les moyens de lutter. Parce que ce système fait en sorte que la majorité d’entre nous soit trop occupée à survivre pour avoir le temps de faire ça. On n’est pas tous prêts. Parce qu’on est éduqués depuis notre enfance à accepter l’inacceptable, sans explication et sans droit de réponse.

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Mais par pitié, arrête de nous dire que nous sommes des monstres intolérants quand c’est toi qui projettes ta propre culpabilité de ne pas faire mieux sur nous.

Un militant c’est quelqu’un qui fait de son mieux. C’est un humain. Parfois, il s’énerve, parce que ce monde contient toutes les raisons du monde de se mettre en colère et que pendant ce temps on l’enjoint à être plus poli, plus souriant, plus avenant, et surtout à appliquer une sorte de tolérance universelle dans laquelle on tolère au passage l’esclavage de toutes sortes d’êtres vivants, le pillage des océans, la domination masculine et le capitalisme.

Militer c’est fatigant. Parfois ça se fait en groupe, en fondant des assos, en organisant des événements. Parfois ça se fait en solitaire, en décidant simplement de ne plus acheter de vêtements neufs. Dans les deux cas, ça suppose de choisir un chemin qui n’est pas le plus facile, de reprogrammer nos neurones. C’est parfois usant. Faire semblant d’accepter ce qui se passe comme si c’était une fatalité, même une fois, même pour éviter de se disputer, c’est pire : c’est dangereux. Parce qu’on risquerait de s’y habituer pour de bon.

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* Je pars du principe que tout est politique au sens large, celui de la vie de la cité. C’est encore plus vrai avec la mondialisation : il est virtuellement impossible de s’extraire du politique. Le type de tabac que tu fumes est politique. Le type de transports que tu utilises. Ce que tu manges à midi. Même si tu vas t’isoler dans une forêt, ce sera politique. Or, pour moi, la différence entre ce qu’on appelle la gauche et la droite, au-delà des partis dont on sait bien que leur classification sur cet axe est sujette à caution, c’est que la droite juge que le monde tel qu’il est est soit assez bien, soit inévitable, alors que la gauche veut essayer d’inventer un monde meilleur. Dire qu’on est apolitique, c’est être de fait démissionnaire de son pouvoir de changer au moins une partie du monde, et donc, l’accepter tel qu’il est, avec ses oppressions.

Tiens, prends donc une leçon de conscience politique jusque dans ta façon d’écrire ce que tu écris, quelque part au milieu de cette conférence brillante :

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