Est-ce qu’on peut être à la fois précoce et pervers narcissique ?
C’est ce que j’ai demandé à J., la dernière fois que je l’ai vue.
« Évidemment », elle m’a dit. Et je m’étais attendue à me sentir m’écrouler de l’intérieur. Je ne voulais pas qu’il y aie des eux dans ma tribu. Je m’étais attendue à me sentir très seule et sans armes et à la merci de n’importe qui, puisqu’il n’y avait plus de refuge, pas d’équivalence entre ça me ressemble et j’y suis en sécurité.
Mais je n’ai rien ressenti de tout ça, parce qu’il m’aurait fallu de la surprise pour ouvrir la porte à ces émotions-là. Au fond, et elle le savait bien, elle ne faisait que confirmer que la question que je ne me posais plus était légitime – qu’il fallait fuir, et maintenant.
Mais c’est vrai que ce n’est pas agréable à entendre. Quelque part je crois que j’aurais voulu qu’elle reconstruise une confiance brisée que je n’avais jamais eue, qu’elle me dise : C’était une teinture. La teinture était une armure. Mais non : le bleu était d’origine. Je ne l’aurais pas crue si elle avait menti pour me rassurer de toute manière.
La question finalement c’est pourquoi laisser cette porte entrouverte jusqu’au dernier moment, pourquoi faire taire les indices, pourquoi réduire mon renard intérieur au silence au lieu de le laisser courir avec les louves ?
On a tous besoin d’une tribu je crois. Envie d’une tribu ?
Je crois fermement que toute prise de décision se fonde sur un équilibre subtil entre notre besoin de liberté et notre besoin de sécurité. Être bien dans un CDI, préférer le salariat, c’est un signe que peut-être notre équilibre a davantage besoin de stabilité que d’espace pour déployer ses ailes – et c’est ok d’être comme ça. Ce qui est l’exacte raison pour laquelle je me suis battue et j’ai tempêté contre la loi travail alors même qu’elle était fort susceptible de ne jamais me concerner – tout le monde n’est pas fait pour être freelance et ce n’est pas parce que le prix de la sécurité est trop élevé pour moi que je dois laisser la possibilité de cette sécurité disparaître pour ceux et celles qui, elleux, en ont besoin. Je crois que cet équilibre peut se modifier, évoluer. Mais il devrait être respecté dans ce qu’il est à un instant T, il me semble.
Il y a deux mots qui ont modifié mon regard sur la vie, sur moi-même, ces dernières années. L’un était nouveau. L’autre revenait d’une époque que je pensais avoir oubliée. Les deux m’ont donné quelque chose qui n’existait pas auparavant : un ensemble de gens qui vivaient ce que je vivais. Un mot à mettre sur le tour de mon esprit, sur certains angles dans mon regard, sur la forme de mes amours, sur la façon dont résonnait ma voix à mes propres oreilles et celle du monde aux miennes. Un endroit, mouvant, composé de toutes ces personnes, où je serais comprise.
Une tribu.
Et puis je les ai remis en question. Pas dans leur réalité, mais dans ce qu’ils changeaient pour moi. Rien en fait, et peut-être le contraire.
C’est dur de se rendre compte que même dans ta tribu, dans tes tribus, il y a des gens prêts à te détruire pour un peu de sensation du pouvoir. C’est un peu comme te rendre compte que ta famille n’est pas forcément bienveillante, que leurs choix ne feraient que t’envoyer de plus en plus loin de toi, jusqu’à ce que tu sois incapable de te retrouver. C’est ce moment de flottement-là : il y avait quelque chose qui n’aurait pas dû avoir à être remis en question, et soudain nous y voilà : ça l’est.
Finalement, j’en reviens à ce que j’ai toujours préconisé : trouver sa sécurité, ça ne se fait pas par une tribu, ou des amis, ou un amour ou des amours ou des marques de reconnaissance plus ou moins objectives. La sécurité, ça vient de soi.
– Mais alors je fais quoi de ces tribus ?
– Toute personne parlant la même langue que toi n’est pas nécessairement comme toi.
Bien sûr que parfois on a besoin de se déplacer en meute. Bien sûr qu’on est plus forts ensemble. Bien sûr qu’on accomplit davantage de choses en coopération qu’en s’obstinant à être aussi absolument solitaire qu’on est unique. Mais c’est une danse délicate que de se maintenir à flots au milieu de ces volées d’étiquettes, de ces jets de boîtes.
On a tous envie d’être compris de façon instinctive, sans avoir besoin des mots. C’est comme ça que j’ai défini la connexion dans les cordes, un jour. Mais il y a d’autres moyens de comprendre l’autre, et qui, s’ils souffrent d’autres biais, nous rendent moins sujets à la projection ?
Not everyone wants to be looked at, dit Amanda Palmer. Everybody wants to be seen. C’est joli à entendre, un « Je te vois ».
Peut-être que ça ne devrait pas nous empêcher d’essayer d’apprendre à parler d’autres langues que les nôtres.