Ce qui passe
Ce qui passe

Ce qui passe

J’ai eu une idée d’article, tout à l’heure. Je ne l’ai pas notée, j’étais en train de filmer un vieux monsieur qui racontait comment c’était quand il était général en URSS. Moi je ne parle pas russe donc je n’ai pas tout compris mais c’était bien. Mais bref, j’ai cette pensée qui a volé près de moi, et en rentrant je ne la trouvais plus. Je lui ai laissé la porte ouverte, mais elle n’est plus venue. Ça m’agace.

Personne n’aime ça, hein, une idée, un souvenir qui s’échappe. Il se pourrait même que, s’il me revient, alors je ne le reconnaisse pas ; j’ai l’impression depuis quelques temps ma mémoire s’altère – mais dans la mesure où, auparavant, elle effrayait par sa précision, il me reste de la marge.

J’ai un flashback qui me revient souvent ces temps-ci, celui d’une jeune fille sur le quai d’un RER en train d’avoir une conversation avec D., la localisation important peu d’ailleurs puisqu’elle était en train de pianoter sur son téléphone. Lui ne s’en rappelle pas probablement – bien une dizaine d’années a passé et ce n’est pas pour lui que cette conversation devait être importante. Il lui disait une chose simple : il lui faisait la liste des raisons pour lesquelles il pensait que, pour elle, l’amour était la priorité. C’était une sacrée gifle qu’elle a pris, parce qu’à l’époque c’était vrai. Et maintenant…

Maintenant je te regarde t’éloigner en sachant que c’est moi qui ai commencé à courir la première. Tous les deux d’ailleurs. Trois, si on pousse. C’est ce que je fais maintenant, et je ne crois même pas que ce soit de la peur – à part celle de ne pas réussir à en faire assez.

Get done what you can, me dit le livre de Dani Shapiro. They were all driven, all anxious about being young but not that young. How many years did they have before they would no longer be considered precocious?, ajoute-t-elle quelques chapitres plus loin en m’avertissant sur les dangers qu’il y a à vouloir aller trop vite, à ignorer les cycles de maturation des projets à l’intérieur de nous. Elle a raison ; et en même temps qu’est-ce qui se passera si je deviens quelqu’un d’autre, quelqu’un qui n’aura plus envie ni besoin de raconter cette histoire-là qui n’est pas encore finie, alors que la personne que je suis désormais a divisé son temps de sommeil par deux pour y arriver ?

Rien en fait. Rien ne se passera, je le sais bien. Ce ne sera pas grave puisque la seule personne pour qui ça aurait pu être grave – moi maintenant – ne sera plus là.

Je me demande ce qui a changé d’autre sans que je le remarque. Je sais que je ne le remarque en général que quand les choses deviennent dures – ou quand elles devraient l’être, mais que je réalise qu’elles ne le sont pas.

Get done what you can.

J’essaie d’éviter au maximum de parler d’années perdues, parce que j’ai vécu et grandi pendant ces années où je ne voulais pas me voir et où je me bouchais les oreilles en chantant très fort pour ne pas écouter ma voix intérieure, parce que j’en avais besoin. Mais quand une idée me vole près de l’oreille et que je la perds, j’ai l’impression de temps perdu – comme du temps qui aurait mûri et se serait transformé en un joli papillon qui, faute d’assez d’attention de ma part, se serait envolé plus loin, vexé.

Moi aussi je suis vexée. Qu’est-ce qu’il croit ? Que c’est gentil, de me laisser toute seule avec le souvenir de sa présence sans plus réussir à y placer les bon mots, ni aucun mot ?

Il en reste juste la palpitation, toujours présente, et la frustration irrationnelle de ne pas pouvoir écrire ce texte-là, alors même que je sais qu’il ne me reste pas assez d’années de vie pour tous les écrire.

Alors, demain, je me lèverai plus tôt.

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