La spirale de l’échec
La spirale de l’échec

La spirale de l’échec

Je ne voulais pas parler de politique sur ce blog. De macropolitique j’entends, de partis – si on s’interdit de parler de politique je ne sais pas ce qu’il nous reste, attendu que tout est politique. Je ne voulais pas, vraiment, je me suis contenue, j’ai essayé, et puis quelqu’un a posté ce tweet :

spirale

Et je suis désolée mais non. Ça, non. Le reste, je le ventile dans des nouvelles, des scénarios, je résiste à l’envie de réagir publiquement à l’indécence crasse parce que je sais que c’est de la diversion – mais ça ce n’est pas possible.

« Années perdues », « orientation », « spirale de l’échec », alors ce n’est pas nouveau tous ces concepts, on nous bassinait déjà avec quand moi j’étais sur les bancs du collège. Mais ce n’est pas parce qu’on a toujours fait comme ça qu’il faut continuer.

Déjà, est-ce qu’à un moment les députés de notre chère majorité présidentielle vont comprendre que le monde où il aurait pu être pertinent de parler de « mauvaise orientation » n’existe plus depuis belle lurette ? Ce monde où on fait telles études en vue de tel métier qu’on gardera toute sa vie. Alors choisis bien ! Des anciens élèves de ton lycée viendront t’expliquer leurs études / leur métier, on organisera des salons des métiers pour que tu puisses aller te renseigner tel un adulte responsable, et surtout on te fera remplir des formulaires remplis de petites cases pour décider pour toi dans laquelle tu rentres. Bon, mais quoi qu’il en soit, passe bien un bac S, « c’est celui qui ouvre le plus de portes ».

Soyons sérieux. Ce n’est plus une vraie chose, ce parcours. Choisir une filière. Une filière. Rien que ce mot me donne froid dans le dos.

Ensuite j’ai l’impression de lire un morceau de doctrine qui nierait jusqu’au concept de plasticité cérébrale.

Sans trop insister sur l’aspect absurde et anxiogène (oui oui, le reste de ta vie se joue avant tes quinze ans, quand, statistiquement, tu n’as pas encore eu l’occasion de voir le monde, et du monde du travail, tu connais un morceau du quotidien de tes parents. Je suis mauvaise langue, on t’a fait faire un stage d’observation en troisième. Un. Du coup, lui aussi tu as intérêt à bien l’avoir choisi, c’est compris Jean-Kevin ?), j’aimerais qu’on parle de la notion d’échec. C’est drôle d’ailleurs parce que cette semaine, Anaël en parlait dans sa newsletter. Mais c’est normal qu’il en parle ; l’échec est largement sous-évalué.

Afin d’introduire mon propos j’aimerais parler un peu de moi.

Depuis toute petite, je sais que j’ai envie d’écrire, sans savoir quoi. On m’a dit qu’on ne pouvait pas être doué en tout, alors j’ai réprimé ça des années. Ce n’était pas grave ; il y avait des tas de choses tout aussi excitantes. Vétérinaire. Cavalière. Violoniste. Journaliste. Libraire. Historienne. Fauconnière. Photographe de jungle (Oui bah, oui.), archère à cheval, et cetera, et cetera. Bon, pour plusieurs de ces métiers on m’a dit que je n’avais pas assez de muscles. C’était vrai. Ça aurait pu s’arranger mais apparemment ta masse musculaire à 13 ans aussi détermine le reste de ta vie. Passons.

Avance rapide : j’ai passé un bac S. Avec deux parents profs de maths, on ne peut pas dire que j’aie eu le choix. J’ai voulu aller en philo. On m’a dit que ça ne débouchait sur rien à part prof de philo. Deux parents profs disais-je, dont un en dépression chronique, en bonne partie due à son travail : Ok, non, pas prof. Surtout pas prof. Du coup, je me suis inscrite en psychologie. À mi-année, je me suis rendu compte que je n’avais aucune envie d’être psychologue ou conseillère d’orientation. Je me suis plus ou moins mise à poser à ce moment-là, avec ma majorité. L’année d’après, je me suis dit que ça me ferait plaisir de créer des images toute la journée ; on m’a trouvé une formation d’infographie gratuite. La frustration était au rendez-vous : j’aimais étudier. J’avais besoin d’apprendre des choses plus intellectuelles. (Sans jugement de valeur aucun, je suis juste la fille qui pensait que titrer son livre Image, identité et société serait sexy et vendeur.) En fait à ce stade, si j’avais pu passer le reste de ma vie à la fac à apprendre, j’aurais été très heureuse. Vous noterez qu’on en est déjà à deux échecs de vie selon LREM.

L’année suivante, j’ai pris une année sabbatique (en réalité, de travail dans la restauration) ; la conclusion que j’en ai tirée : je voulais aller à la fac. Et à la base, je voulais faire de la philo, j’irais donc en philo. Zut. Comme il fallait quand même réussir à se nourrir à la fin, j’ai opté pour une double licence droit-philosophie. Très utile pour les aléas de la vie – je suis très heureuse des réflexes et clés de lecture que ces années m’ont apporté -, affreuse idée pour ce que je voulais faire de ma vie. Et, pendant tout ce temps, la culpabilité de ne pas avoir de rêve clair, pas de passion – en tout cas, pas une qui s’accorde avec ce que le grand capital attendait de moi. J’ai laissé la partie droit de côté, ai continué la philo en essayant de me faire à l’idée que je serais prof, et que tant pis.

wellthatdidntwork

L’année où j’ai eu mon diplôme, j’ai réalisé que je voulais jouer. Les multiples occurrences où je m’étais empêchée d’essayer, empêchée de savoir que je le voulais, même, me sont revenues en tête. Je me suis soudain dit que ce n’était pas ok de ne même pas essayer sous prétexte que je n’avais pas eu la chance de commencer à six ans. Je me suis inscrite dans une école d’art dramatique.

Pendant tout ce temps, je continuais à poser. À un moment, j’ai mélangé ça et mes cours de philosophie qui n’allaient me servir à rien, et j’ai sorti mon premier livre. Je dis mon premier parce que beaucoup de choses se sont débloquées au moment où j’ai posé le dernier point.

Je ne sais pas si le fait de ne pas avoir passé le CAPES de philo est considéré comme un échec – tricky one here, mais voilà la situation : Je considère que je suis toujours en formation d’actrice – et c’est ok, et de toute façon je pense qu’on est « en formation » toute sa vie, d’une façon ou d’une autre. Je me suis mise à écrire – des nouvelles, de la websérie, un roman. Une page à la fois, je deviens une meilleure autrice. Je me suis tue et résignée longtemps, j’ai « perdu » beaucoup de temps – mais j’y suis. J’avance. Mes carrières de l’ombre, la modèle et l’étudiante en philo, ont fini par laisser la place à ces choses encore inconfortables et je fais un petit morceau de chemin, chaque jour, même quand ce n’est que sous la forme de mots jetés sur une page et qui me reflètent comme des miroirs aveuglants. Juste regarder ces miroirs-là, c’est plus que je ne m’autorisais à faire. La semaine dernière, j’ai suivi un stage de scénario de BD – parce que pourquoi pas. Parce que j’ai envie de toucher à tout. Parce que je ne partirai plus jamais du principe que ma vie est décidée d’avance. Tracée. Attachée à une filière. Résumée par ses échecs.

L’échec serait, selon ces messieurs, non pas une occasion d’apprendre et de s’améliorer, mais l’inverse de la réussite. Je ne sais pas ce que désigne ce mot dans l’esprit de l’auteur de ce tweet, mais en voilà mon idée :

La réussite n’est pas un endroit, c’est un mouvement.
C’est quand on fait un peu mieux à chaque fois. « Ever tried. Ever failed. No matter. Try Again. Fail againFail better. » (ajouterait Samuel Beckett)
C’est quand on se relève et qu’on continue à avancer, peu importe le nombre de fois où on tombe.
C’est quand on a le regard fixé sur sa montagne, et qu’on fait tout ce qu’on peut pour y arriver.
C’est quand on est capable de voir que, parfois, ce qu’on a pris pour notre montagne n’était qu’une colline, ou peut-être était-ce la montagne que quelqu’un d’autre voulait pour nous, et de prendre la décision de s’en détourner.
C’est quand on vit avec la sensation d’être en vie.
C’est quand on ne passe pas une journée sans apprendre, sans grandir, sans essayer quelque chose de nouveau.

En tout cas ce n’est certainement pas choisir un tracé de vie raisonnable à quinze ans et le suivre aveuglément sans tenir compte de nos propres transformations internes.

Suis-je frustrée d’avoir mis aussi longtemps à commencer ? Oui. Il serait hypocrite de le nier. Ai-je parfois l’impression d’avoir perdu du temps ? Oui. Mais j’ai tort. Ce temps n’a pas été perdu, il a été employé à autre chose. À vivre. À apprendre ce que je n’aurais pas appris sur les bancs des salles de classe. À expérimenter. Et parce que je me suis trompée toutes ces fois, je sais ce que je veux, et surtout ce que je ne veux pas. Et c’est un sentiment qui allège.

Vais-je « réussir » selon leurs critères à eux ? Je n’en ai pas la moindre foutue idée. Mais, depuis que je me suis engagée sur ce chemin, je suis de plus en plus vivante, et donc, de plus en plus heureuse. Je pense que c’est déjà quelque chose.

Alors, s’il vous plaît, plutôt que de craindre la spirale de l’échec, souvenez-vous de ça :

Il n’est pas trop tard.

On vivra tous plusieurs vies.

Et aussi, l’enfant au fond de vous. Écoutez-le, à l’occasion.

Il a souvent raison.

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