On est sous le saule. Si tu vis à Paris, tu sais de quel saule je parle. Si tu n’y vis pas : il y a un endroit, sur l’île de la cité, à la pointe, où pousse un arbre sous lequel la ville entière est venue vider une bière, un cidre, un thermos de thé, et où tous les modèles se sont probablement fait prendre en photo. Bref, on est là, avec ma chevelure rousse dont j’hésite encore, comme tous les ans à cette saison, à me défaire, et les poils bleus de sa barbe. Je ne sais plus de quoi on parle parce que je ne sais jamais de quoi on a parlé, ensuite. Je perds cette mémoire-là. Je ne sais pas qui ça protège. Un peu tout le monde, sans doute.
On est sous le saule et j’ai envie de regarder les canards, les cygnes. Pour une fois, je ne me demande pas comment ils font pour rester là, je ne pense pas à la pollution. C’est avant la crue. Je me demande si le saule est revenu à sa place – si la place a réapparu sous le saule, plutôt. Je ne me rappelle plus de la conversation mais je sais qu’à un moment, je commence, ou continue, une phrase comme ça :
« Quand j’étais modèle, … »
La statistique est une belle chose. Il m’interrompt et je crois même que dans la réalité je n’ai jamais pu finir cette phrase. Il m’interrompt parce qu’il ne comprend pas le temps de ma phrase. Pourquoi j’ai employé l’imparfait. Pourquoi je place ça dans le passé. Est-ce que je n’ai pas dit que j’avais encore une séance photo dans deux jours ? Est-ce que je ne poste pas régulièrement des images ? Est-ce que ce n’est pas ce qui me fait vivre ?
Je le regarde. « Et toi, tu faisais quoi la semaine dernière ? » Je le sais très bien, ce qu’il faisait la semaine dernière, vu ce qu’il s’en est plaint. « C’est ce par quoi tu te définis ? Non ? Bon, alors. »
Bon, alors.
La vérité c’est que ça fait longtemps qu’elle me trotte en tête cette pensée. Depuis Littlefinger, je crois bien. Depuis le temps où Littlefinger s’obstinait à me présenter en tant que mannequin à ses amis, et que j’étais obligée de le corriger à chaque fois. « Je suis comédienne en formation ». « Oui, mais tu es quand même surtout modèle ». J’aurais accepté un « aussi ». Je crois que ce ne serait même plus vraiment le cas aujourd’hui. C’est compliqué de se redéfinir. Je me rappelle qu’à l’époque, je disais que j’étais une modèle qui jouait parfois, et que je voulais devenir une comédienne qui posait parfois. Redéfinir qui on est, comment on se présente aux autres. Tu fais quoi dans la vie ? Est-ce que je dois répondre ce qui me fait gagner de l’argent ? Ce qui occupe la majorité de mes heures ? Ce dans quoi je suis le plus compétente ? Ou ce qui me fait vibrer, ce vers quoi mon énergie créatrice est tournée ? J’ai choisi la dernière option, et c’est vrai que c’est la plus dure à tenir. C’est la direction du souhait, et rares sont ceux qui peuvent l’observer objectivement.
Quand j’étais modèle, j’avais toujours envie de poser. Tout le temps. Même quand pas vraiment.
Quand j’étais modèle, c’était suffisamment important pour moi pour que j’aie du mal à dire que j’étais modèle.
Quand j’étais modèle, qu’il me vienne une idée, n’importe quoi à transmettre, et c’était une image que j’avais en tête. Une image fixe. Maintenant, il m’en vient toujours, de celles-là, mais elles viennent au milieu d’une mer de nouvelles, d’épisodes de websérie, de court-métrages, de spectacles, de romans. Je me suis mise en mouvements.
Quand j’étais modèle je n’osais pas savoir que je voulais faire d’autres choses.
Quand j’étais modèle on me faisait faire n’importe quoi juste avec un « T’es pas cap ». Aujourd’hui je fais toujours n’importe quoi. Mais par envie.
Quand j’étais modèle, je ne me considérais pas comme légitime. Maintenant je ne me pose plus la question.
Il y a quand j’étais jeune modèle aussi. C’était un tout autre faisceau de questions.
Est-ce que j’arrête ? Est-ce l’une de ces annonces grandiloquentes destinées à ce qu’on m’écrive, qu’on me dise que non, n’arrête pas, que mon travail est ceci ou cela ?
Non
J’avais juste envie de poser des mots sur cette redirection de mon énergie. Poser, ça fera toujours partie de ma vie. Être modèle, ce n’est pas si sûr.
J’ai commencé à le dire à haute voix quand j’ai écrit L’Art de la Pose, mais je le disais dans une langue que presque personne ne comprenait. Je crois que je disais : c’est fini, alors, je peux en parler. Depuis cette distance que déjà j’avais mise entre l’action, l’activité et moi-même.
Ça ne veut pas dire qu’on ne peut plus me booker. Ça ne veut pas dire qu’il ne m’arrivera plus jamais d’écrire à un ami ou un autre, ou juste à un inconnu dont le travail m’aura touchée : « Hey, on fait des photos ? » Parce que ça me fait plaisir. Parce que ce sont des sensations qui me font du bien. Parce que c’est un médium qui me reste, imprimé entre mes pores.
Ce que ça veut dire, c’est qu’il n’y a pas de pose sur ma montagne. À terme, peut-être, en l’atteignant, j’en aurai amené avec moi. La pose fait partie de moi. Elle représente des années de ma vie, des rencontres importantes, des dépassements de moi, l’occasion même de l’écrire, ce fichu livre qui voulait en refermer la chambre d’enfant derrière moi et qui s’avérait ouvrir sur toute la suite. Je ne serais pas là sans elle. Mais ça ne veut pas dire que je suis obligée de rester là où elle est.
C’est compliqué ça aussi. À se dire. À faire. Se délester des ailes qui sont devenues peut-être trop petites, en tout cas plus adaptées, pour en endosser de nouvelles. Les vieilles, tu sais comment les utiliser. Tu n’as plus cette impression vertigineuse d’apprendre à voler à la vitesse grand V avec elles, mais tu sais ce dont tu es capable, tu apprécies les nouvelles choses que, malgré tout, tu continues d’apprendre avec elles. Les nouvelles ailes ? Pas si simples à utiliser. Il y a tout à apprendre. Quand tu changes l’intitulé de ta signature de mail de modèle à comédienne ou autrice, tu passes d’un domaine où tu as des années d’expérience à un autre où tu as tout à apprendre. How good were you as a level 3 human ? C’est inconfortable, ça fait peur peut-être, et c’est justement pour ça qu’il faut y aller.
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