Vous savez quand je suis partie pour l’Islande il y a deux semaines, j’ai dit que je partais without expectations. Eh bien, c’était un mensonge. J’ai pris la route de l’aéroport sans vrai plan, mais certainement pas sans attentes.
Je croyais certainement, confusément, quelque part dans un coin de ma tête, que je me confronterais aux mêmes challenges qu’aux États-Unis, et que, puisque je les avais surmontés une fois, je les surmonterais encore. Que ce voyage, sur ces terres dont je rêvais depuis dix ans, me confirmerait ce que je savais déjà. C’était parfaitement vrai en un sens, et aussi parfaitement idiot.
Comme si l’univers allait se contenter de ce niveau d’avancement.
Quelque part en chemin, la vie m’avait mise en difficulté de sorte que je pense devoir refaire la route que j’avais déjà faite. J’étais allée jusqu’à demander à des amis de me rappeler ce qu’était cette route, car je ne m’en souvenais sincèrement plus. Mon idiotie dans tout ça ç’a été de croire que l’objectif était de ne pas perdre mes avancées. Alors que le but était de continuer, coûte que coûte, mètre par mètre s’il le fallait.
Je croyais que ce voyage ressemblerait à une chanson de Summoning de bout en bout avec de temps en temps des pics d’Ensiferum. Je croyais tellement savoir à quoi m’attendre que j’ai été presque frustrée quand le pays de mes rêves m’a, obstinément, refusé l’adrénaline et les confirmations que je lui demandais. C’était comme s’il me disait : Vraiment, Florence ? Tu crois que je vais te laisser te contenter de tes acquis ? Tu crois que toi, tu vas t’en contenter ? Hahaha.
En fait le vrai challenge n’avait rien à voir avec la faculté à me débrouiller seule, puisque de fait je n’étais pas seule, et que ça, c’était bien plus effrayant que la perspective de n’importe quelle nuit dans un désert, fût-il glacé, ou de devoir m’adresser à des inconnus que par ailleurs je n’aurais probablement jamais à revoir. Oh, l’univers savait où m’attendre et comment me pousser dans mes retranchements, aucun doute là-dessus. Et il ne s’en est pas privé.
Et, qu’il l’aie fait, je trouve ça délicieux. C’est finalement encore plus valorisant quand le maître ne prend même pas la peine de nous tester sur les choses sur lesquelles nous avons des doutes, et nous envoie plus loin, plus vite, dans davantage de directions. Tout ça m’a rendue extrêmement reconnaissante à énormément de niveaux.
Est-ce que vous savez ce qui se passe quand un renard essaie d’apprivoiser un autre renard ?
Je vous raconterai.
Mais, pendant ce voyage, il s’est passé autre chose. Mon compagnon de route m’a interrogée sur ma famille, alors je lui ai raconté. Et, à un moment, alors que j’étais en train de lui raconter, il était si désolé pour moi qu’il m’a prise dans ses bras. Et j’ai eu envie de rire, parce qu’il n’avait pas entendu le quart de ce qui aurait pu lui faire ressentir cette compassion. Et j’étais contente pour lui, parce que ça disait assez que j’avais traversé des choses que lui n’aurait jamais à connaître.
Ensuite il m’a dit qu’il était admiratif que je sois devenue la personne que j’étais malgré tout ça. Et j’ai répondu que je pensais, moi aussi, que c’était assez chouette. Et puis j’ai réalisé combien c’était vrai. Combien, quelles que soient les épreuves, quel que soit mon état de fatigue morale ou physique ou mon envie d’abandonner ou d’envoyer valser tout et tout le monde…, je pensais sincèrement ça.
Je suis capable d’écrire un livre puis de prétendre ensuite que ce n’est rien et que n’importe qui peut le faire, de lire un livre qui traite d’une de mes spécificités en particulier et de revenir en disant « Non, mais je ne suis pas comme ça », d’entendre des gens me dire qu’ils tiennent à moi et de leur répondre que non, mais jamais, quelles que soient les insécurités qui me restent, je n’ai été dépossédée de cette réussite-là. C’est le point précis où ma fierté a toujours été plus forte que mes peurs.
Ma famille me voit, et m’a toujours vue, comme son plus grand échec. Et ce n’est pas seulement ok. C’est magnifique.
C’est beau comme une petite fille qu’on a voulue vraiment fort pour pouvoir jouer à la poupée, mais qui passe son temps à grimper aux arbres. C’est beau comme une enfant à qui on a passé dix ans à répéter de ne pas essayer d’écrire parce qu' »on ne peut pas être douée en tout », et qui arrive à employer le terme autrice sans trembler des genoux. Comme un petit être humain élevé dans la peur de son prochain mais qui part n’importe où sans plans et sans argent. Comme quelqu’un qu’on a essayé d’imprégner de morale judéo-chrétienne et qui s’avère modèle photo et polyamoureuse, et qui assume tout ça.
Et vous savez quand on dit que nos parents essaient de nous inculquer des peurs et des conditionnements parce qu’ils pensent que c’est mieux pour nous ? Que c’est pour notre bien ? Eh bien, ils ont tort. Ils ont juste… tort. Et chaque pas que j’ai fait et qui me rapprochait de qui j’étais vraiment, de qui je voulais être, me faisait découvrir un nouvel insecte posé là par on savait qui, et dont je n’avais pris conscience de la présence qu’en m’en débarrassant.
Je sais que quelque part il y a une mère inquiète qui ne sait pas ce que je fais de ma vie et qui serait tellement plus sereine si j’avais un travail de bureau ennuyeux, un CDI et un fiancé, et pourquoi pas aussi un labrador et un prêt pour acheter une maison en cours. Mais je sais aussi que cette vie-là me tuerait. Et je sais que je ne suis pas d’accord pour légitimer tout ce qui a été fait pour essayer de faire en sorte que je devienne cette personne-là avec un simple « ils croyaient bien faire ». Ça ne me suffit pas. Mal faire en croyant bien faire, c’est toujours mal faire.
Je ne suis pas en colère. Je vois des efforts. Infructueux, mais je les vois. Je sais que je ne serai jamais comprise, et à vrai dire je n’en ai plus envie. Simplement, le fait de penser que je ne serais pas aussi forte si je n’avais pas eu à traverser tout ça ne suffit pas à me donner envie de remercier, parce que je ressens aussi et surtout la perte de temps que ça m’a occasionné.
Malgré tout, chaque chose chez moi qui est ressentie comme un échec d’éducation par ces gens-là est d’abord et avant tout une source de fierté chez moi. Je vis chacun de ces prétendus échecs comme le développement d’une nouvelle compétence, et je ne compte pas m’arrêter là.
Parce que c’est moi qui choisis quels regards je veux chercher, et si je veux chercher à en avoir sur moi. C’est à moi de décider quelle rime apporter à ce prodigieux spectacle.
Je suis ravie de ne pas avoir peur de la précarité. Je suis ravie de ne pas avoir peur de me faire agresser. Je suis ravie de ne pas être convaincue que, si ça m’arrive, ce sera ma faute. Je suis ravie de ne pas être persuadée que si des gens dorment dans la rue, c’est parce qu’ils n’ont pas bien travaillé à l’école. Je suis ravie d’être suffisamment stupide pour partir à l’aventure sans plans et pour aller à la rencontre de parfaits inconnus et connecter avec eux. Je suis ravie d’être cette personne perclue de peurs irrationnelles pour le reste du monde, mais qui travaille à s’en défaire, et surtout je suis ravie d’être à même de composer sans la plupart des peurs considérées comme normales. Je suis même ravie d’être obstinée jusqu’à l’absolutisme par moments, parce que je crois que c’est ce qui m’a fait survivre.
Alors, à cette petite fille crasseuse qui se cachait – ironiquement d’ailleurs – dans l’étable à moutons ou en haut d’un arbre pour lire tranquillement, et à celle qui préparait ses propres peintures de guerre à l’aide des mûres trouvées dans un champ de bunkers, j’ai envie de dire bravo, et merci.
Merci, parce que je ne sais pas comment j’existe, mais j’en suis reconnaissante. Bravo, parce que si aujourd’hui j’écrivais un personnage avec ton passé… il ne tournerait pas bien. Pas bien du tout.
Et à ceux qui les ont placés là : j’ai commencé sans m’en rendre compte, mais sachez que je me ferai fort de continuer à briser ces murs, un à un.
Rien de tout ça n’a vraiment de sens mais je n’ai jamais été aussi consciente de mon bonheur d’être considérée comme un échec. Et j’avais envie de partager ça, parce que peut-être que là-dehors, des gens luttent pour une reconnaissance à laquelle de toute façon ils n’aspirent pas, et peut-être aussi que ces personnes ont besoin d’entendre qu’elles ne sont pas seules.
Et aussi j’avais quelques photos d’Islande. Il y en aura d’autres, bien que j’aie surtout fait de la vidéo.
Et je vous raconterai, pour les renards.
PS : Il y a quelques semaines, j’ai découvert Epistory. C’est un jeu disponible sur Steam. On y incarne la muse d’un écrivain juchée sur un renard dans un monde tout en origami, et on se débarrasse de ses démons intérieurs en écrivant leurs noms. La DA est parfaite, le développement vient d’un studio indépendant, le storytelling est une métaphore parfaite de la création artistique, et sérieusement, le tout est une preuve en soi que oui, le jeu vidéo est un art. Et, oui, vous pouvez le passer en français. Si vous hésitez encore, j’attire votre attention sur le fait que c’est la première fois que j’ouvre un jeu depuis un an et demi et que j’ai même dépensé de l’argent pour ça.
… Donc tu n’aimes pas les labradors!
Eh bien étrangement, je me retrouve un peu dans ce texte bien touchant, sauf bien entendu que je ne suis pas une sublime et exaltante vision céleste et multi-arts, mais une patate des ténèbres – c’est un tout autre genre. Bon, je n’avais pas besoin de réconfort ou de savoir qu’il en existait d’autres, mais tout de même, cela fait chaud au coeur de lire ces mots. Côté famille, j’ai coupé tous les ponts après mon second mariage, parce que nos relations ne menaient à rien d’autre qu’à des réunions obligatoires pleines de papotage et de silences gênés, pas de violence, juste quelques étrangers se partageant des banalités, sans jamais aborder le vraiment bien, ou le vraiment problématique. Et je viens de démissionner de la fonction publique, après 17 ans de rien, ce qui te terrifie dans ce genre de boulot a bien failli m’avoir, mais finalement non. Maintenant c’est le grand saut dans l’inconnu, la création de micro-entreprise autour de ma passion, sans aucune garantie. A dire vrai, l’inconnu ne me fait pas peur – tomber dans une piscine pleine de flageolets, voilà ma terreur ultime – mais tout ce blabla pour te dire que si tu ne m’as pas poussé dans le grand bain de ceux et celles qui ne font pas comme il faut, tu m’aura en tout cas donné la petite impulsion pour faire un triple salto arrière, avant de basculer dans le monde de la satisfaction personnelle, ça ne sert à rien, un triple salto, dans la vie, mais c’est assez classe. Je te remercie donc grandement, madame, et te souhaites beaucoup de bonnes choses.
Veuillez agréer, mes salutations les meilleures, patati patata.