Et si banaliser les corps n’était pas le problème, mais la solution ?
Et si banaliser les corps n’était pas le problème, mais la solution ?

Et si banaliser les corps n’était pas le problème, mais la solution ?

La représentation des corps a toujours été un sujet aux enjeux complexes. Représenter un corps, c’est représenter l’Autre dans son altérité mais aussi dans ce qu’il a de commun avec moi. Autant dire que les façons dont je peux en être touché•e sont multiples.

On a dit, et répété – à raison – que la sur-représentation de corps correspondant à une norme inatteignable par la plupart engendrait un sentiment d’insuffisance et de mal-être propice à la surconsommation compensatoire. On a dit aussi que la mise en scène généralisée de corps féminins dénudés et sexualisés – que ce soit dans le contexte de la vente de produits ou dans un contexte de fiction – imprimait, dans l’inconscient collectif, l’idée selon laquelle un corps féminin était à traiter comme un objet et non comme un sujet.  Je pense que c’est vrai.

Mais, pour moi, ce n’est pas la banalisation des corps qui est à blâmer. C’est la façon dont ils sont banalisés, et surtout, c’est qui décide quoi banaliser, et pourquoi.

Quand j’utilise un corps comme argument de vente, que j’associe le corps – sexualisé, donc désirable – à un produit, j’attends de mon consommateur-cible qu’il associe mon produit au sentiment de désir qu’il a eu, et donc qu’il transforme ce sentiment en envie d’acheter. Jusque-là, c’est capitaliste, mais pas nécessairement sexiste.

Ce qui est sexiste, c’est la systématisation du fait que le corps qui est donné à désirer soit féminin. Et normé. Mais en supprimant l’exposition des corps, non seulement on ne fait que traiter un symptôme, mais pour moi on renforce les causes.

Le contrôle des corps féminins passe, certes, par cette surexposition d’un type de corps à l’exclusion de tous les autres, d’où découlent ce sentiment d’insuffisance et cette injonction de beauté qui pèse nettement plus fort sur les femmes que sur les hommes, mais il ne s’y limite pas : ce qui compte, c’est qui décide quoi montrer, et pourquoi.

Ce ne serait pas tant un problème de voir tant de corps minces, blancs et musclés si les autres corps pouvaient sortir de l’ombre sans problème. Mais ce n’est pas le cas. La nudité, totale ou partielle, des rondes, les imparfaites, les trop grandes, les trop petites, les différentes, est plus mal perçue. Combien de fois ai-je entendu des remarques telles que « Elle s’habille un peu court… », rattrapé immédiatement d’un « mais bon, elle peut se le permettre » ? Elle peut se le permettre, c’est la phrase qui exclue toutes les autres. Elle ressemble à une publicité de parfum, donc elle peut porter des mini-shorts. Moi, d’un autre côté, je ressemble à la moyenne des femmes, donc je ne peux pas me le permettre.

Et pourquoi ne pourrais-je pas me le permettre ? Parce que ce faisant je m’exposerais à la vindicte populaire, à la moquerie, aux « Elle se croit plus belle qu’elle ne l’est » ? Peut-être que le problème ici n’est pas seulement celui du corps légitime ou non à exister dans l’espace public, mais celui du respect.

Finalement, en body-shamant systématiquement tout corps qui sort de la norme – et, plus récemment, même les corps correspondant à la norme sont pris pour cible par certains qui se veulent progressistes mais ne font qu’ajouter de l’intolérance à l’intolérance -, on ne fait pas qu’encourager à la consommation-pour-arranger-mon-corps, on entretient ce sentiment de honte, on amène des êtres humains à songer : je ne devrais pas être là. Je n’ai pas ma place dans ce monde. Et, donc, à se taire.

La banalisation des corps nus n’est pas un problème, c’est la charge sexualisante qui y est apposée et surtout sa direction qui en sont. On accepte sans broncher que des quasi-adolescentes soient sexualisées selon le plan d’hommes qui pourraient être leurs pères, tout ceci dans le but de vendre une norme à la fois inatteignable – comment, adulte, pourrais-je avoir le corps d’une adolescente ? – et symboliquement chargée – la jeunesse, la vulnérabilité, l’impuissance -, et dans le même temps on décide que toute femme hors de la norme et qui osera s’afficher sans le consentement écrit de la caste dominante est à abattre. Et elle l’est, abattue, à coups de slut-shaming et de body-shaming, non pas parce qu’elle est arrêtée par la police du corps parfait, mais parce qu’elle subit au quotidien toutes ces remarques, toutes ces piques, tous ces rappels qu’elle ne correspond pas à la norme.

En fait, je n’aurais aucun problème à voir des corps sexualisés partout, si ce n’était pas fait exclusivement par et pour des hommes. Si ça ne passait pas par la validation d’hommes majoritairement blancs, cis et riches. Je serais ravie de voir toutes les femmes que je connais empoigner leur charge sexuelle et la jeter à la face du monde si tel était leur désir. Et je suis ravie de le voir quand ça arrive, je suis ravie que les mœurs évoluent. Seulement, elles n’évoluent pas partout, et à chaque fois que je sors de la partie de ma bulle de perception constituée de modèles, de photographes et de féministes, je constate à quel point nous ne sommes pas la majorité et combien nombreu•x•ses sont celleux qui pensent encore qu’un corps est choquant et devrait être caché, et qui le réduisent à une sexualité qui, de plus, n’est pas la sienne : c’est la sexualité hétérosexuelle, la sexualité fantasmée, la sexualité normée, et non pas la sexualité joyeuse et personnelle de chacun.

En contrôlant les corps, on cherche à contrôler les gens qui sont dans les corps. Et j’ai finalement bien moins de problèmes avec un homme qui met ses fantasmes sexistes en scène qu’avec un homme qui essaiera de m’expliquer ce que je peux montrer ou non. Dans le premier cas, il contribue à propager une image qui, pour moi, est néfaste ; mais quelque part, et si tout cela est consenti de toutes parts, qui suis-je pour nier ses fantasmes ? Dans le second cas, on me prive d’une partie de mon expression. Au fond, peu importe que je veuille porter des vêtements courts ou non, que je veuille me sexualiser ou non. Je devrais être celle qui décide de ce qui est acceptable ou non pour mon corps. Et personne ne devrait se sentir autorisé à y redire.

Mais on y redit tout de même, parce que qu’est-ce qui se passerait si les femmes se mettaient à se revendiquer comme des êtres sexuels en conscience ? On ne pourrait plus les considérer comme des objets sexuels. On serait obligés d’admettre qu’un non est un non, qu’une jupe n’est pas un appel au viol et que ce n’est pas parce que je joue avec mon image que j’autorise le reste du monde à jouer avec mon corps. Et ça, c’est compliqué à gérer pour une génération qu’on a éduquée à croire que les filles devraient cacher leurs corps pour éviter que les mâles en rut ne leur sautent dessus.

Admettre le potentiel érotique de son corps, ce n’est pas accepter de subir les pulsions de quiconque passera par là. D’un autre côté, accepter de cacher son corps pour ne pas être victime des pulsions d’autrui, c’est implicitement reconnaître que celles-ci ne peuvent pas être contrôlées, et c’est prendre la charge de sa propre sécurité, et des éventuels abus que l’on risque de subir, sur soi. Autant je suis la première à militer pour qu’on arrête de confondre nudité et sexualisation, autant nier et cacher ce potentiel sexuel est totalement contre-productif. C’est admettre que c’est sale. C’est admettre que c’est une provocation. C’est admettre qu’on l’a bien cherché s’il nous arrive quelque chose.

Je ne suis pas d’accord pour vivre dans un monde où mon corps, du simple fait qu’il existe, représente un potentiel ticket pour l’enfer. Et je refuse d’agir comme s’il était légitime qu’il le soit. Et le truc c’est que, tant qu’on se laissera avoir par tous les discours culpabilisants qu’on nous sert depuis des générations, on continuera, du même coup, à les nourrir. Tant que la fille libérée, nue, qui s’assume quelle que soit sa conformation physique, sera l’exception, le slut-shaming sera la règle. C’est pour ça qu’il faut banaliser les corps, pas seulement les corps minces qui servent à vendre des casques audio, mais tous les corps, et vous savez quoi ? S’ils ne veulent pas s’ouvrir à la diversité dans la pub, eh bien il nous reste la rue. Je rêve d’un monde où chacun•e puisse s’habiller, se couvrir et se découvrir exactement de la façon dont ielle l’entend, sans avoir à craindre d’être appelé•e prude ou salope. Je rêve que chacun•e définisse son propre niveau de confort en fonction d’ielle-même et en fasse sa propre norme.

Mais ce monde n’arrivera pas sans nous. Personne ne nous l’offrira sur un plateau en nous disant « Voilà, vous pouvez vivre dedans en paix maintenant ». Il nous faut le gagner. Et ma façon de le gagner, c’est de vivre comme s’il était déjà là.

Parce que, quand ce sera banal de voir n’importe quel corps visible, sans honte, alors ce sera beaucoup moins facile de nous faire croire que c’est nous le problème. Les corps agissent comme des déclencheurs de pulsions uniquement parce qu’on le décide. Ce qui est érotique, c’est ce qui est interdit. On ne peut nous faire honte que si on l’accepte. Si on s’autorisait à être puissantes, si au lieu de baisser la tête quand on nous siffle, on se levait comme une légion et on disait : « Eh bien oui. Je suis comme je suis. Deal with it. », je suis prête à parier qu’on arrêterait d’essayer de nous faire culpabiliser d’avoir un corps.

Et je trouve que ça vaut la peine d’essayer.

2 commentaires

  1. Cailleaux Jean-Paul

    Toujours un plaisir de te lire, autant que de te voir. Tes analyses sont décidément toujours extraordinairement pertinentes. Tu es quelqu’un(e) que j’aimerais décidément rencontrer et mieux connaître.

  2. Jean-Marie Renault

    Merci pour ce texte, qui correspond exactement à ce que je pense depuis de très nombreuses années. C’est un sujet complexe, qui mobilise à la fois notre nature animale que je crois non jugeante, et les codes sociaux que nous nous sommes progressivement créés depuis des siècles et qui nous conduisent à normer nos comportements et à sanctionner les transgressions des normes.
    J’ai souhaité vivre la banalisation du corps en pratiquant le naturisme collectif. Quelles qu’en soient les limites par ailleurs, j’ai toujours remarqué que l’habitude se prend vite de croiser des personnes nues de tous âges et de toutes morphologies, et que le regard initialement orienté sexuellement se détourne rapidement de l’observation des corps, une fois les premières heures de curiosité passées.
    Et que la séduction entre personnes, si elle s’installe, prend des voies étonnamment différentes.
    Merci pour l’ensemble de vos textes et de vos portraits.
    Jean-Marie

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