Je ne parle pas de Yosemite, évidemment. Je parle de cette autre photo.
Ça ne marche pas. Je n’y arrive pas. Et ça ne marchera pas. Quelle que soit la somme d’efforts que j’y mettrai, cette image ne fonctionnera pas.
Elle est floue.
Juste, floue. À la base. Pas un joli flou. Un flou accidentel. Un flou non-voulu. Et c’est totalement ma faute. Je n’aurais pas dû accepter d’autre assistant que celui qui secouait l’arbre au-dessus de moi pendant que je posais.
Cette photo est ratée. Et c’est ma responsabilité. Alors je l’ai recadrée, salie, réétalonnée, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour qu’elle dise quand même quelque chose. Rien à voir avec ce que je voulais dire à la base, cependant. Mais ce n’est pas ce qu’elle dit qui est intéressant cette fois.
Ce qui est intéressant c’est la raison pour laquelle je viens de m’acharner de la sorte.
On pourrait penser que c’est parce que je me suis fichue à poil, en pleine montagne, en hiver, au milieu d’un parc national, et que j’avais envie que ça serve à quelque chose. L’idée est tentante, mais non. Ce n’est pas ça. Ce n’est pas le mécanisme d’engagement. C’est autre chose, de bien plus vicieux.
Ce qui m’a poussée à m’accrocher c’est l’idée que je m’en étais faite à la base.
J’ai beau voir que cette idée ne correspond pas à ce que j’ai sous les yeux, que l’image sur mon boîtier est fucked up pour ce qui est de ressembler à ce que j’avais dans la tête au moment du déclenchement, j’ai voulu, à un moment, que cette photo corresponde à un certain idéal. Je l’ai tordue pour qu’elle devienne quelque chose, au moins. Et ce qu’elle dit est à l’opposé de ce qu’elle voulait dire. Et ça me rappelle toutes ces fois où je me suis convaincue que j’agissais à cause d’un mécanisme d’engagement – une cause psychologique, établie, explicable, objective et donc presque légitime – alors qu’en fait je voulais juste ne pas voir que je m’étais trompée.
En ce moment, je lis Femmes qui courent avec les loups, de Clarissa Pinkola Estés. Le chapitre sur Barbe-Bleue m’a fait l’effet d’une série de coups de poings dans l’estomac. À la fin, je demandais grâce. Au livre. C’est bon, livre, j’ai compris, I see your point, ça va, tu as raison, arrête maintenant, STOP ! Mais le livre continuait, implacable, à me raconter métaphoriquement certains épisodes de ma vie. Comment j’avais ignoré mon instinct, le sentiment de peur primaire qui m’envahissait. Comment je m’étais laissé limiter par autrui. Comment, à plusieurs reprises, je m’étais livrée à un prédateur qui me faisait « une promesse qu’il ne tiendra pas, la promesse qu’elle va devenir d’une manière ou d’une autre une reine, alors qu’en fait son meurtre est programmé ». Comment ce prédateur, en fait, n’était là que parce qu’il y en avait aussi un dans ma tête, et était le moyen que ce que Steven Pressfield appelle la résistance avait mis en oeuvre pour me freiner dans mes projets. Comment je n’ai pas écouté mon entourage. À de nombreuses reprises. Comment, une fois la preuve du carnage sous les yeux, j’avais essayé de fermer les yeux, de faire comme si rien ne s’était passé en essayant d’effacer le sang de la petite clé, en la cachant dans la garde-robe, en essayant de me convaincre que je n’avais rien vu, rien lu, rien entendu, rien ressenti. Comment, quels que soient les efforts que j’aie pu faire des mois durant, j’avais vu, ouvert la porte, et comment je ne pouvais plus la refermer.
Comme en ce moment, alors que j’essaie de me convaincre qu’une photo ratée est utilisable.
Et, de fait, je l’utilise. Elle me sert à formaliser ce que je savais déjà.
On doit laisser mourir certaines choses pour que d’autres puissent vivre.
Bonne ambiance donc.
La vérité c’est que maintenant je ne fais plus ça. Plus pour les choses importantes. J’ai sciemment accepté de perdre un quart d’heure sur cette image, certes, mais je l’ai fait en ayant l’idée de cet article. Parce qu’il est plus facile pour moi d’identifier ces mécanismes sur de petites choses sans impact que sur des pans entiers de vie.
En fin de compte on en revient à la question des choix. Pas celui de l’activité – je refuse toujours de choisir entre tout ce que je fais, et j’assume la longueur de la conversation que cela crée à chaque fois que je rencontre quelqu’un qui me demande ce que je fais dans la vie -, mais le choix entre deux projets, le choix de « sur quoi vais-je axer mon esprit maintenant ». On fait souvent le choix de s’investir dans le projet qui ne va pas fonctionner pour nous plutôt que dans celui qui nous tient vraiment à coeur et qui, pour cette raison, a davantage de chances de marcher tout court. On s’accroche à des choses dont on voit bien qu’elles ne fonctionnent pas parce qu’on a déjà constaté qu’elles ne fonctionneraient pas et que, donc, leur échec déjà annoncé ne sera pas une déception.
On dit souvent qu’il est inutile de parler de ce qui n’a pas marché, qu’il faut aller de l’avant, que si on y pense, ça prouve qu’on n’avance pas. Ce n’est pas faux, mais c’est à nuancer. Examiner ce qui s’est passé, tant qu’on ne s’abîme pas à temps plein dans la contemplation de l’échec, c’est comprendre les mécanismes qui nous y ont mené, c’est peut-être les identifier pour savoir comment les éviter.
À chaque fois qu’on fait n’importe quoi, on apprend quelque chose. À chaque fois qu’on rétablit l’équilibre, on apprend autre chose.
Pour vous cheer up un peu, sinon, ma balade d’aujourd’hui c’était là :
Du coup, ça va.