Pendant un moment je me suis sentie coupable de mon âge. Souvent en fait. L’année où je suis entrée à la fac en essayant encore de trouver un chemin qui conviendrait aux autres, où je ne savais pas ce que je voulais faire quand je serais plus grande alors que bordel, j’étais censée le savoir depuis le collège. L’année où j’ai eu l’âge que mon frère ne dépassera jamais a été difficile, et puis c’est passé. Je me suis éveillée – j’ai été reprise dans les filets d’un homme à la barbe dont le moucheté ne cachait que du bleu – mais j’avais trop mauvais caractère pour y rester très longtemps. À chaque fois que je me sortais de quelque chose, je me disais : cette fois, c’est bon. Et ça ne l’était pas – pas pour toujours.
Et puis je me suis rendu compte que tout ça, tous ces événements, c’étaient des cycles. À chaque cycle, je me débarrasse de quelque chose qui pourrissait dans un coin, une croyance limitante, une amitié qui n’en était pas vraiment une, un de ces petits quelque chose que tu trouves en train de te pomper le sang en faisant ta toilette. Longtemps, quand je sortais d’un endroit sombre de mon existence, j’ai dit : Te revoilà. J’avais l’impression de retrouver celle que j’étais avant, l’enfant qui savait rire et jouer. En fait, ce sont des conneries parce que cette enfant-là elle était beaucoup plus sérieuse que moi, et en même temps elle marchait, toutes ces heures-là, en train de rêver à ce qu’elle aurait pu être, jamais à ce qu’elle aurait pu devenir, si peu en train de faire. À dix ans ça lui semblait déjà trop tard pour être rattrapé, le temps, à force de bouffer toutes ces histoires sur le talent et le don et tous ces mythes qui veulent que si tu n’es pas parfaite au premier jour, tu seras zéro tout le reste de ta vie. Je n’ai pas du tout envie de redevenir cette fille-là, qui avait échoué avant même de commencer, mais je lui conserve cette tendresse qu’on a pour ceux qui ont grandi hors de leurs croyances sous nos yeux, sans s’en rendre compte.
Je ne me demande plus si j’ai le droit d’être en vie alors que les autres sont morts, parce que ceux qui sont morts, ça leur ferait une belle jambe que je vive dans la culpabilité de leurs suicides à eux. Il aura fallu que je me rende compte que c’était ok d’être une survivante. Finalement, cette histoire-là est assez banale. Mais de temps en temps je me demande si on a le droit d’avoir 27 ans et de ne pas avoir de permis, pas d’appartement, d’être encore en train de mettre les choses en place pour se former autrement que par la vie. Je connais la réponse, évidemment.
C’est Sylvain Tesson je crois qui compare la vie à un soleil, avec un réservoir d’énergie qui peut brûler fort un court laps de temps ou être tiède pendant un très long moment. J’ai jamais aimé la tiédeur. Je prends mes douches brûlantes ou sous des cascades en décembre. Je n’ai pas peur de ne pas être à la hauteur, plus maintenant – je cours après ce temps qui passe et ces projets que peut-être je n’aurai pas le temps de réaliser. Éloge de l’énergie vagabonde. Moi ce que je veux, c’est brûler fort et longtemps. J’ai mis du temps à trouver dans quelle direction je voulais brûler – et maintenant je me nourris de la vie pour continuer. Ce sera ça je pense. Tout essayer pour savoir ce que je veux.
La vie ne se met pas en pause pour nous permettre d’écrire, dit Dani Shapiro dans Still Writing. Elle a raison. On s’arrange tous entre nos rêves qui n’en sont plus depuis longtemps dans mon cas puisqu’ils sont devenus des projets, et la dure réalité. Mais tu sais quoi, c’est bien qu’elle soit dure – je préfère une surface sur laquelle je peux rebondir, avoir mes appuis solides et fixés, même s’ils font mal, à un cocon rassurant où s’amollissent les muscles et où s’endort la vitalité. Alors comme ça, la vie, tu veux me mettre des bâtons dans les roues ? Et comment est-ce que tu vas faire, là, maintenant que je suis descendue du vélo et que je me suis mise à courir ?
Il y a quelqu’un qui m’a demandé si j’étais bien consciente de ce que je risquais de m’infliger là-bas, de tout cet inconfort, de ces larmes probablement, de ces efforts que je n’ai jamais eu à fournir jusque-là – il ne se rendait pas compte à quel point mes yeux se mettaient à briller. De la difficulté ? De la croissance. De la solitude ? De la clairvoyance. De l’éloignement ? De l’ouverture.
J’ai arrêté de dire Te revoilà, mais chaque nouvelle étape de la vie, chaque nouvelle version de moi qui entre en rupture avec les précédentes d’une façon ou d’une autre, je la salue tout de même d’un : Te voilà. Je ne t’attendais pas mais je suis heureuse que tu sois là. Je suis heureuse de te découvrir. Et j’ai hâte de découvrir celle qui va suivre.
Alors j’écris, j’écris fiévreusement, je veux finir mon roman parce qu’il est important pour moi, je veux finir ma saison parce que qui est-ce que je serai dans un an et demi ? Certainement quelqu’un qui aura des idées et des priorités que je n’imagine pas encore, parce qu’elles sont encore cachées dans la brume qui borde le sentier qui serpente entre moi et ma montagne. Je suis là, à les porter au monde tous en même temps, mes projets, parce que je ne veux pas de ce goût amer dans la bouche que doivent avoir ceux qui, dix ans plus tard, parlent encore de ce livre qu’ils n’ont jamais écrit. J’ai ma liste et je la stabilote petit à petit, et j’y ajoute des objectifs, des flous, comme « écrire un roman historique un jour », des concrets, comme « finir le scénario de BD que j’ai commencé ce mois-ci », des qui sont précis comme des moyens.
Il y a les gens dont je me détache parce que mon rêve est plus important qu’eux et que je n’ai pas tout ce temps à ma disposition. Il y a Cédriane qui m’assène : « On n’est pas là parce qu’on t’aime. On est là parce qu’on croit en ton projet. » Et il y a moi qui trouve ça libérateur.
Je m’inquiétais. Est-ce que moralement, j’ai le droit d’aller là-bas ? Est-ce compatible avec mes idéaux ? Est-ce que ce n’est pas sacrifier une partie de ceux-ci pour céder à la facilité ?
« La facilité d’abandonner tout ce que tu as de solide et de certain pendant un an pour aller travailler à te faire grandir et à acquérir les outils qui te manquent pour être l’artiste que tu veux être, à ne te consacrer qu’à ça, à repousser tes limites ? C’est de cette facilité-là que tu parles ? » Puis : « Si c’est le moyen le plus efficace pour toi de grandir alors c’est absolument indéfendable pour toi de ne pas y aller. » C’est vrai, il a raison. C’est Kant contre Spinoza, encore et encore, et Spinoza gagne parce que c’est lui que j’ai choisi le jour où j’ai décidé que j’écrirais et que je jouerais.
Non, mon ennemi désormais, c’est la culture de l’urgence qui voudrait que j’aie 22 ans là maintenant tout de suite, que je n’aie pas perdu de temps en chemin. On l’a bien intériorisée celle-là, ah, ça oui. En ce moment elle essaie de me convaincre que je dois renoncer. Que je ne suis pas assez, plus assez, déjà trop. Mais c’est compter sans la pugnacité qui m’habite, et la vérité c’est que si j’oublie, juste un instant, quel âge j’ai, si je regarde le chemin pour ce qu’il est, je vois bien qu’il est utile, et qu’il a le droit d’exister, tout autant que les versions de moi qui l’ont arpenté et l’arpenteront.
Il suffit de me poser. De résister à la tentation de répondre à « juste un mail » qui entraînera tous les autres – il peut attendre la fin de mes pages d’aujourd’hui. De respirer, de prêter attention à ma vie intérieure. De ne pas me précipiter, mais d’avancer calmement, même si c’est vers plusieurs fronts à la fois. Inexorablement.
Oh.
Te voilà, toi aussi.
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