Quand j’étais gamine on m’a appris qu’être “grande”, qu’être “adulte”, c’était être indifférente. Ça a commencé comme une tactique de survie dans la cour de récré. Parce que, la cour de récré, ce n’était pas comme mon jardin – je ne pouvais pas me contenter de grimper en m’accrochant à des branches et des planches vermoulues qui se seraient brisées sous le poids de mes frères et de mes cousins s’ils avaient tenté de me suivre. La cour de récré c’était à 95% cet espace rectangulaire, bétonné, plat, à ciel ouvert. Des 5% restants dépendaient ma conservation – la survie c’était autre chose. Par survie, je n’entends pas l’évitement de notre mort physique, mais de notre conscience de nous-même. Notre esprit. Notre identité. Notre âme, ouais, si vous voulez. Le problème c’est que la tactique qui consiste à refouler toute réaction quand ton père, ton frère ou tes petits camarades sont en train de te rouer de coups pour le plaisir – ça ne marche pas. Ça ne sert qu’à les priver de leur plaisir et peut-être à ce que ça se termine plus vite, mais tu es en train de te cacher tout pareil que si tu avais filé hors d’atteinte, en haut d’un arbre où d’ailleurs tu as fixé des planches – parce que tu sais qu’ainsi, sur cette fourche, là, tu peux te caler et t’endormir, et là, un peu à l’abri, tu peux fixer un livre. Tu as l’habitude.
Mais quand tu te caches, tu ne les empêches pas de te tuer – tu les empêches seulement de le savoir. Cette affaire de fierté, parce que ce n’est que ça – tu n’en gardes rien si ce n’est une capacité à être invisible dont tu peines ensuite à te débarrasser. À raser les murs sans le savoir.
Et donc, on me disait : cache tes émotions, c’est ça ta défense. Bien sûr, je ne pense pas que ça aurait amélioré ma situation concrète si je les avais regardés dans les yeux et que j’avais dit : vous me faites du mal, là, mais peut-être que je n’aurais pas mis tant d’années à comprendre que tout ce truc d’être fort, là, et de ne pas vouloir montrer ses faiblesses, c’était la pire des fumisteries. On ne sait pas comment intéragir avec tes émotions alors s’il te plaît cache-les, comme on cache les vidéos d’abattoirs et d’enfants morts en essayant de fuir des pays en guerre et les statistiques sur les violences conjugales – par décence. La décence, c’est drôle, c’est toujours les gens qui n’ont pas de problèmes qui déterminent où s’en trouve la limite.
Le souci plus profondément, c’est qu’on commence par cacher nos larmes sous les coups, puis notre peur des autres, et à la fin on a tellement caché de choses, tout ce qui pouvait nous rendre vulnérable – qu’on n’a même plus accès à qui on est, ni à qui on pourrait être. Ça reste là, comme une poussière au coin de notre oeil, on sent bien qu’il y a quelque chose qui s’agite et qui griffe mais surtout on ne regarde pas dans cette direction. Parce que c’est devenu pratique, aussi. Si rien n’est un risque, alors tout est confort. Ressentir c’est un risque. Vouloir c’est un risque. Mais ressentir trop fort c’est pour les enfants, et vouloir ce qu’on n’est pas certain d’avoir ce n’est pas un truc d’adulte.
Et c’est important d’être des adultes, non ?
Je ne sais plus exactement quand j’ai arrêté ça, sans doute parce qu’il a fallu que je l’arrête de nombreuses fois, et c’est dommage parce que s’il y avait un mode d’emploi clair ce serait peut-être plus facile d’obtenir des gens qu’ils se parlent et soient vrais sans être dans la stratégie en permanence. Mais ça fait partie du truc – il y a à tâtonner dans le noir, là où sont les farfadets, et les laisser nous malmener un peu eux aussi. Il y a des labyrinthes à parcourir et ça se fait tout seul – et la seule chose qu’on peut faire avec les autres c’est prendre le risque d’être complètement ouvert en deux. Mais leur action à ce moment-là – être là, tout près, au point que tu sentes leur souffle sur ta nuque et l’odeur de leurs crocs qu’ils pourraient y planter à tout moment – ce n’est pas précisément de l’aide. Et tu ne peux pas le faire de loin parce que la vie, c’est autre chose que de regarder les autres gens depuis une distance de sécurité.
Mais voilà : un jour tu arrêtes d’essayer d’avoir l’air adulte et forte et c’est là que tu réalises à quel point tu peux l’être. Et ça fait mal et c’est dur mais c’est là que ça grandit. Et tu recommences, parce que c’est ce qu’il faut.
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