J’ai pensé à venir.
Et puis je me suis rendu compte que je n’avais plus confiance. Par défaut. Que je partais du principe que peut-être, probablement même, quelqu’un dans la pièce couvrait un agresseur. Par défaut. C’était statistique, mais je crois que je ne voulais pas le voir. Jusqu’à ce que ça m’arrive, plusieurs fois.
Je me suis dit qu’il fallait passer outre, ignorer cette possibilité, parce qu’à partir du moment où je sais où ils sont, qui ils sont, ils ne peuvent pas m’atteindre, pas vraiment, pas dans ma chair. Ignorer tout ça, essayer de voir le meilleur en les gens et tutti quanti. Et puis je me demande pourquoi c’est à moi de faire l’effort d’ignorer qu’il y a des violeurs et que sans doute beaucoup de gens dans la pièce leur serrent la main et les appellent mon ami.
C’est ce que ma mère me disait toujours. De les ignorer. Elle, elle parlait des autres enfants, à l’école, ceux qui trouvaient que je n’avais pas la bonne attitude, pas les bons goûts, pas les bons habits, pas le bon humour – que je n’étais pas assez comme eux. C’était terrible parce que tout ce qu’ils étaient allait à l’encontre de ce que j’aimais et dont j’avais envie, et en même temps j’enviais leur quiétude, leur certitude que le monde était bien en place autour d’eux.
« Ignore-les. » C’était comme un mantra. Personne n’aime être ignoré et c’était une petite école avec peu d’endroits où se planquer. Ça ne les a jamais vraiment calmés. Ni moi, au début.
« Ignore-les. » On ne sait pas comment les gérer tes émotions, alors débrouille-toi pour nous les épargner.
Petit à petit, la consigne d’ignorer ceux qui me faisaient mal s’est transformée en celle, plus simple, d’ignorer simplement ce qu’ils me faisaient ressentir. Et, plus tard, de bien garder mes oreillettes enfoncées dans la rue. Et, encore plus tard, de faire comme si c’était ok de s’entendre dire que des violences pouvaient être des histoires personnelles et, de viols, que chaque histoire avait deux côtés.
Je suis moi-même une sorte de connasse rationaliste. Mais ce n’est pas pour autant que je crache à la gueule des victimes.
Parce que, quand vous ne prenez pas parti lorsqu’il y a oppression, vous prenez celui de l’oppresseur. Il n’y a pas de neutralité. Est-ce que seuls les Siths sont aussi absolus ? Ce n’est pas à moi de le dire. Ce qu’il ne vous appartient pas de dire ? Je ne me permettrai pas de juger. Répète après moi : le viol, c’est mal.
Est-ce que la présomption d’innocence est importante ? Oui. Est-ce qu’elle justifie de se constituer à la fois juge et parti en lançant littéralement à la gueule des victimes Je m’en fous, de ce qui t’est arrivé, ou encore De toute façon qui me dit que tu ne mens pas, hein ? Non, hein. Est-ce que certains violeurs n’ont pas conscience de l’être ? C’est évident. Est-ce que ça rend ces personnes moins problématiques ? Mais à quel moment est-ce qu’il est seulement possible de considérer ça comme une excuse ?!
On ne vous demande pas de former un tribunal populaire et de mettre à mort nos agresseurs à coup de caillasse. On ne vous demande pas de les enfermer dans vos caves et de les torturer pour les faire avouer. On vous demande, juste une fois, de ne pas faire en sorte que vivre dans un monde où quelqu’un nous a fait ça comporte la double peine de ne plus oser ouvrir la bouche, ni pour nous ni pour les autres, à ce sujet. Un monde où, quand tu me demandes ce qui est arrivé et si tu peux en parler à qui de droit, je ne te vois pas trinquer la semaine d’après avec mon agresseur que tu parlais de confronter.
Un monde où on ne serait pas obligés de définir le soutien que devrait recevoir n’importe quelle victime en négatif.
Je ne viendrai pas ce soir, ni un des autres soirs, pas parce que j’ai peur que certain violeur soit dans la pièce, pas parce que je crois que vous êtes tous des violeurs en puissance, mais parce que je pense que pour beaucoup d’entre vous, vous continuez à en couvrir.
Et que la diplomatie, la cohésion du milieu, le fait qu’ils ne vous aient jamais posé de problème à vous personnellement, ne constituent pas des excuses.
Et que quel que soit le nombre de gens dignes de confiance, je ne me sentirai jamais en sécurité dans une pièce où ne serait-ce qu’une personne risque d’être de ceux-là.
Faire semblant de rien, serrer des mains et rendre des sourires dans des conditions pareilles, ce ne serait pas être adulte. Ce serait nier le respect auquel j’ai droit, auquel toutes, on a droit.
Alors je ne viendrai ni ce soir, ni un des autres soirs, parce que sur ce sujet ce n’est pas à moi de composer avec le fait de ne pas être en sécurité dans ce monde. C’est à ce monde de créer les conditions de ma, de notre, sécurité, y compris émotionnelle.
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