Trente-huit minutes
Trente-huit minutes

Trente-huit minutes

« Dis, ça fait combien trente-huit minutes en âge de renard ? »

Des bribes.

Je n’aurai pas le temps de vous dire au revoir à tous. C’est une évidence. Parce que je frôle tous les milieux sans faire partie d’aucun, parce que socialement je suis presque un outsider professionnel – parce que je n’ai pas le temps et que j’ai réalisé dernièrement que je ne le prendrais pas.

Un an ce n’est rien. J’en connais que ça désespère tellement c’est long. Avant-hier je discutais avec quelqu’un de mon âge et on se disait qu’on allait bientôt mourir et qu’on avait perdu – non : passé – assez de temps à chercher qui nous voulions être. Pourtant, ni l’un ni l’autre n’avons l’intention d’intégrer le très select (non) club des 27 : il y a juste l’urgence de faire et faire encore parce que c’est la seule façon qu’on ait de nous en rapprocher.

Je ne peux plus passer mes étés à faire des tours de France et du monde pour rassurer tous ceux que j’aime sur le fait qu’ils sont importants. Ils le savent. Petit à petit, je me permets d’être un ours quand j’en ai besoin et le monde n’a pas explosé pour autant.

Peut-être que je me referme. Des portes se ferment en tout cas, à l’intérieur, mais pas en réaction. Peut-être ont-elle atteint leur durée d’ouverture maximale. Elles se rouvriront, ou non.  Je ne sais pas prédire ces avenirs-là.

Je crois que je ne connais pas de forme d’amour plus épidermique que les coups de pieds sous les tables, finalement.

Comment tu fais quand tu t’es trompée, et que ça a eu des conséquences sur ceux que tu aimais ? Tu fais comme d’habitude, tu fais avec. Mais cette pilule-là n’est ni rouge, ni bleue : elle est juste dure à avaler. Et toujours cette petite rengaine : si j’avais pris conscience, si j’avais insisté davantage, si je n’avais pas eu cette insistance à croire que c’était moi qui avais provoqué ça, si j’avais laissé tomber le principe de la présomption d’innocence juste cinq minutes.

T’es pas coupable, mais bordel, qu’est-ce que tu donnerais pour revenir en arrière et rejouer toute la scène en ayant ne serait-ce qu’un tout petit peu plus mauvais caractère.

Mais tu ne peux pas.

Et celles qui n’ont pas deviné se sentent encore plus coupables que ceux qui violent, évidemment. C’est comme d’habitude.

Et pour l’autre, le second ? Faut-il avertir ? Mais qui ?

Être une meuf, quand t’as pas de preuves, c’est la merde.

Quand tu as des preuves aussi, remarque.

Par une coïncidence hasardeuse, ma productivité a chuté pile à ce moment-là. D’un coup. Mais tant qu’il reste la possibilité de se raconter qu’il n’y a là que du besoin de repos, tout va bien.

Non ?

Je n’ai pas peur de toi. C’est déjà ça.

L’est-ce ?

Et puis on me le demande encore, et je ne sais toujours pas. Comment on fait. Je l’ignore. Je sais vaguement quoi faire, avec mon corps et mes mains et mes pensées à moi, mais alors « on », comment il fonctionne, c’est un mystère.

Même moi. Je sais comment me redémarrer mais pas encore très bien comment décider de le faire.

J’ai la chance, insensée dans mon milieu de créatifs, d’être consciente de mes forces. La pugnacité. La capacité à faire en sorte que les choses arrivent. Je ne sais pas trop d’où ça vient, mais je décide les choses et après un volume d’efforts et de temps non déterminé, les choses arrivent.

Évidemment la tentation est forte de considérer même cela comme une imposture. Et si le simple fait que mes projets aboutissent, que mes textes soient finis et publiés, que mes épisodes soient tournés, était ma façon de faire croire au monde qu’ils valent quelque chose ?

Du point de vue rationnel, c’est prendre le problème à l’envers. Du point de vue de la Fraud Police à l’intérieur de ma tête, c’est totalement cohérent. Le problème c’est que la police en question est si étroitement attachée à mes émotions – ma matière première donc – qu’il ne m’est pas possible de juste m’en éloigner et l’ignorer comme on le ferait avec toute autre influence nocive. J’ai besoin de rester là, en équilibre, et de la repousser à la main, jour après jour.

C’est bien je crois. Il me semble qu’à force de m’y frotter je la différencie de mieux en mieux de mon instinct de survie.

J’avais oublié ce morceau de moi. J’avais oublié où je me sentais chez moi, et c’est le bord de l’autoroute qui me l’a rappelé.

Comment j’ai pu oublier ?

Qu’est-ce que j’ai oublié d’autre ?

Ceux qui disent que l’ignorance c’est le bonheur n’ont rien compris.

Cette tristesse-là n’est pas partie parce qu’elle fait partie de moi. C’est simplement plus triste certaines saisons que d’autres. Mais il n’y a rien à en faire. Rien sur quoi travailler. Je sais où je suis, et où je ne veux pas être, et quels endroits n’existent plus. Où je suis, en ce moment, n’est ni la seconde ni la troisième option.

La tristesse se contente d’être là. En pointillés, comme l’a toujours été son objet. Mais presque inerte. Juste ce rappel que tu es vivante quand tu tombes dessus, de loin en loin.

C’est comme ça qu’on sait qu’une blessure s’est transformée en cicatrice.

Je crois.

Il y en a trop, partout, et en même temps je crois que je n’accepte pas de dévier de mon agenda. « J’ai décidé de travailler sur cette histoire et je le ferai », me dis-je.

Je crois que j’ai pris un peu trop au pied de la lettre cette histoire de ne pas être l’esclave de ses muses.

Photo : June Sky.