Comme une modèle, quoi.
Comme une modèle, quoi.

Comme une modèle, quoi.

Parfois, vous discutez avec quelqu’un et sa bulle de perception entre en collision avec la vôtre. Ça peut être sur une définition différente d’un même concept, le sens que vous donnez à un mot, ou une chose qui est évidente pour l’un•e de vous, mais pas pour l’autre. Ces petits moments de tension sont précieux parce que justement ils permettent de se rappeler que le monde peut parfois tourner sur un axe un peu différent pour chacun.

J’ai eu ça l’autre jour avec une amie. On organisait un atelier, je lui ai demandé si elle voulait que je prévoie des choses spécifiques, et elle m’a dit :

« Non, t’inquiète, enfin tu t’épiles… comme une modèle quoi ! »

Ce à quoi j’ai répondu « Ah, d’accord ! C’est ce genre de choses que je souhaitais que tu me précises. »

S’en sont suivies quelques minutes de conversation sur le fait que les poils c’était naturel et tout, mais que dans un cadre commercial / comme on ne s’adresse pas à des gens qui retouchent beaucoup / pour ne pas faire peur. Le corollaire de tout ceci étant que dans leur monde à eux, une photo n’a par défaut pas de poils d’aisselles, alors que dans mon monde à moi, j’ai besoin qu’on me le demande pour penser à m’épiler. Ce n’est pas que je me fiche du résultat de la photo, bien sûr. Simplement, j’en suis venue à les considérer comme une caractéristique physique banale, comme, disons, des cheveux. C’est-à-dire, donc, à ne pas vraiment les considérer.

Pourtant, il y a un an, je les rasais systématiquement. Il y a quelques mois un de mes amis était à la fois très heureux de voir que j’avais tout laissé poussé pour notre projet et à la fois en proie à un vrai sentiment d’incongruité dû au fait de les voir sur moi. J’ai longtemps fait partie de la team glabre, et j’ai décidé de laisser pousser principalement pour voir comment je me sentirais avec.

Et en fait je me suis rendu compte que je me sentais pareil. Des détails de ma vie ont changé en quelques mois. Je suis arrivée ce matin à une séance photo en lançant d’un ton joyeux « tiens je me suis rasée pour toi », là où, avant, ça aurait été « tiens je me suis laissé pousser les poils pour toi ». Le normal et l’inhabituel ont changé de place presque en silence (et maintenant je me sens en fait inconfortable avec ma peau nue au creux des bras).

Et je ne me sens pas moins modèle, pas moins professionnelle, même pas moins sollicitée, depuis que je les ai. Ils sont juste là, comme une nouvelle coupe de cheveux dont personne n’a vraiment à questionner la légitimité. Ils m’amènent, en revanche, à questionner les normes auxquelles tant que modèles, le monde s’attend à ce que nous nous soumettions.

Est-ce qu’il m’était déjà arrivé de faire un régime pour continuer à poser ? De faire du sport pour me maintenir au même poids ? Et cetera, et cetera. Et si ces questions étaient légitimes en ce sens que notre corps est notre outil de travail, à partir du moment où nous avons toujours suffisamment de photos récentes pour que notre interlocuteur sache à quoi nous ressemblons, on sort des problématiques du casting (correspondance à une recherche particulière) pour entrer dans celles de la normativité (et du fait d’être assez mince / belle / ceci ou cela pour poser).

Je sais que je vais au moins m’attirer les foudres de celleux qui font des efforts quotidiens pour garder leur « physique de modèle », quoi que recouvre, pour elleux, cette notion, mais la réponse est non. Et je ne pense pas qu’elle devrait être oui, pas quand elle est posée comme ça en tout cas. Faire du sport, manger sainement, pour s’assurer de se plaire à soi-même, se muscler pour s’assurer de ne pas se blesser pendant une séance ou en sortant de la douche, oui. Mais dans le but de s’autoriser à pratiquer une activité artistique ?

Je crois que ce qui fait tension dans cette histoire, ce n’est pas tant le fait que nous utilisions notre image, que de quelle image on attend que nous montrions. L’intérêt principal, la richesse que je vois au concept de modèle alternatif (Oui, on sait, il n’y a pas de statut juridique pour eux, eh bien surprise : ça ne les empêche pas d’exister dans la vraie vie), c’est qu’il n’est virtuellement soumis à aucune norme pour exister : ni de taille, ni de poids, ni de longueur de cheveux, ni de rien. Évidemment, la société étant ce qu’elle est, je suis obligée de reconnaître qu’un modèle féminin correspondant aux canons de beauté établis par celle-ci, toutes choses égales par ailleurs, risque d’être davantage contacté qu’un autre. Dans « toutes choses », j’englobe : la qualité du book, l’aisance à poser, la force de proposition, les qualités humaines, le professionnalisme et bien d’autres paramètres, ne me faisons donc pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais nous n’échappons pas à nos déterminations, et sortir des critères établis et de notre prédisposition à trouver beau ce qu’on nous a habitués à voir comme beau est un travail de tous les instants.

Mais si même entre modèles sensibilisées à ces problématiques-là, on commence à trouver qu’une modèle, ça s’épile, ça fait ceci ou cela, ça suit telle ou telle norme parce que c’est ce qu’un modèle fait, où cela nous emmène-t-il ? J’ai peur de l’uniformisation, alors qu’au contraire j’ai l’impression, ces dernières années, d’avoir vu une belle avancée dans la diversification des profils. J’aimerais bien que ça continue, et pas qu’on organise nous-même notre retour en arrière.

Être modèle photo en contexte de séance, c’est poser pour des photos. Ni plus, ni moins. Ce n’est pas correspondre aux normes, pas être lisse, pas ressembler à une publicité pour un gel douche. Ces choses, ce sont une liste de critères, mais certainement pas l’essence de l’activité.

Alors, s’épiler pour une séance parce qu’on nous le demande spécifiquement, oui, encore que ça reste un choix personnel et que je sois à 100% derrière celles qui refusent de le faire. Partir du principe que je dois le faire quoi qu’il arrive parce que je suis modèle, c’est non. On n’est plus dans les années 90 et les poils, c’est beau. Alors, la prochaine fois que je verrai un•e photographe accuser à cor et à cri une modèle de non-professionnalisme parce qu’elle se sera présentée non épilée, je pense que ma question ce sera : Oui, mais est-ce que tu lui avais demandé de le faire, et avait-elle accepté ?

Et si la réponse est non, j’aurai tendance à dire que c’est son problème.

(Ceci était un billet d’humeur.)

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