Qui sont-elles ? Quels sont leurs réseaux ?
Vous voyez il n’y a pas très longtemps on m’a dit que j’étais perçue comme étant condescendante. Je n’ai pas réussi à savoir si ça venait du fait que j’avais osé dire que j’écrivais un livre, du fait que j’avais déplacé plusieurs conversations portant sur des sujets bénins vers des sphères politico-sociologiques ou de mon tic verbal consistant à citer Doctor Who à chaque fois que se présente l’occasion de placer un « anyway », mais l’essentiel c’est que du coup, suite à cette révélation, quand une discussion sur le sexisme s’est lancée je n’ai pas osé intervenir.
Et je vous prie de croire que quand le contenu de la conversation peut se résumer par « On n’a pas besoin du féminisme, on a le droit de vote », se taire c’est douloureux à un niveau physique. La conversation était globalement partie du fait que quelqu’un avait dit que le patron était gentil, en effet il avait offert des fleurs à toutes les filles de la boîte pour la « journée de la femme » (sic), et qu’une autre personne avait fait remarquer que ça aurait été cool… n’importe quel autre jour. Et que c’était la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, bordel.
S’en est suivi un dialogue de sourdes où personne ne pouvait comprendre l’autre puisque les deux parties ne parlaient pas de la même chose. On a tout de même eu droit à quelques perles telles que « Je suis d’accord, on mérite des fleurs tous les jours, mais dans ce cas les hommes aussi » (ce n’est pas le propos mais ok) ou encore « Franchement dans des pays en voie de développement je comprends, mais ici à part l’écart des salaires (sic) c’est bon, on a déjà les mêmes droits ».
D’un point de vue normatif ce n’est pas faux, mais on a l’affirmation de la DDHC « Les hommes naissent libres et égaux en droits » qui a valeur constitutionnelle depuis l’arrêt du conseil constitutionnel de 1971 concernant la liberté d’association qui étendait le bloc de constitutionnalité à la préface de la Constitution de 1946 et aux textes auxquels celle-ci référait, et pour autant je n’ai pas l’impression qu’on étouffe sous l’égalité dans ce pays. Quand à l’argument selon lequel « c’est pire ailleurs », j’ai envie de dire que c’est du nivellement par le bas et qu’on pourrait tout aussi bien argumenter pour dire qu’il faut d’abord balayer devant sa porte et qu’on n’a rien à dire contre l’excision forcée alors qu’on pratique encore le slut-shaming dans nos rues. Ce qui me semble légèrement contestable.
Dans la mesure où je ne suis pas très douée pour la maïeutique et où leur expliquer tout de bon qu’elles se faisaient l’instrument de leur propre asservissement n’aurait pas arrangé nos problèmes relationnels, je me suis contentée d’écouter en faisant un bingo du sexisme intériorisé à l’intérieur de ma tête. Mais cette scène a eu un mérite certain : grâce à elle, j’ai une occasion de vous parler de cette intériorisation du sexisme par des femmes, qui en pousse certaines à manifester contre l’IVG (Simone de Beauvoir, si tu es réincarnée dans quelqu’un qui me lit, je pense à toi tous les jours) et d’autres à propager des clichés issus de la culture du viol (parce que je ne veux pas dire mais c’est vrai qu’elle était quand même habillée un peu court), ou plus simplement, comme mes ex-collègues, à totalement ignorer le problème comme si toutes les marques du sexisme ordinaire qu’elles subissent tous les jours ne comptaient pas.
Alors, pourquoi ? J’ai plusieurs pistes.
Déjà, on vit et on a été élevées dans une société patriarcale. Je pense qu’on peut relativement tou•te•s tomber d’accord sur ce point. Il y a une caste dominante, et c’est celle des hommes. Plus exactement, celle des hommes cis blancs hétéros et de préférence riches, mais à part « blanc », tout ça n’est pas écrit sur leur tête.
Nous côtoyons cet environnement et ses conséquences depuis notre naissance. Les choses commencent à un peu changer, certaines familles sont plus progressistes que d’autres, mais moi j’ai grandi dans un monde où les petites filles jouaient à la poupée, portaient des robes roses et n’avaient pas le droit d’aller vendre des jonquilles aux voisins pour se faire de l’argent de poche alors que leurs frères au même âge si. Or, je voulais porter des pantalons, grimper aux arbres et gagner de l’argent, j’ai donc passé des années à me cacher dans la file des garçons pour entrer en classe et à ramener des pantalons en douce à l’école pour me changer dans les toilettes. Je voulais absolument être un garçon. Un jour j’ai découvert qu’être une fille ne m’obligeait pas à être faible et superficielle mais que c’était simplement une image projetée par la société et que c’était aussi de la société que découlaient les différences flagrantes entre mes droits et ceux de mes frères (toujours à âges équivalents attention), et à la place je suis devenue féministe.
C’est triste à dire, mais s’il existe un terme comme « sexisme ordinaire », c’est bien parce que, via un dévoiement de notre capacité naturelle d’adaptation à notre environnement, on s’habitue à tout. (Fonctionne aussi avec « racisme ordinaire », « homophobie ordinaire », « transphobie ordinaire » et « connerie ordinaire ») Pourquoi remettrions-nous en cause la façon dont nous avons été élevées ? Quand on a été traitée toute sa vie d’une certaine façon, c’est difficile de remettre en cause les patterns qui sont devenus les nôtres par appropriation. C’est inconfortable. Ça implique d’accepter la pensée que toute notre vie on a été conditionnées à nous considérer nous-même d’une façon qui n’est ni logique ni juste, que notre propre logique est faussée. Vous n’y croyez pas ? Combien d’entre vos amis voyez-vous reproduire le même schéma relationnel encore et encore, et combien d’entre ces schémas rappellent quelque chose de leur enfance ou de la relation entre leurs parents ?
Ça fait mal à l’ego de se dire qu’on agit par conditionnement, mais c’est le cas. Et il est important de s’en rendre compte afin de tout déconstruire. Évidemment, déconstruire ne suffit pas, il faut encore reconstruire autre chose derrière. Reconnaître qu’on est victime de sexisme, c’est le premier pas pour aller vers une situation où, à terme, on refusera d’être victimes, parce qu’on osera se défendre, et peut-être même qu’après, un jour, on n’aura plus à se positionner sur notre rapport au sexisme parce que l’égalité entre les sexes de fait sera atteinte. Bon, on a encore du travail.
Si les conditionnements dus à notre éducation expliquent en partie pourquoi certaines d’entre nous ne voient pas le problème quand elles se font siffler et harceler (pardon, « complimenter maladroitement ») dans la rue ou quand leur collègue est payé 6 à 30% de plus qu’elles à compétences et diplôme égaux, ça ne me convainc pas tout à fait quand il s’agit de reproduire ces comportements oppressifs.
Un des arguments principaux des masculinistes pour dire que c’est ok d’être sexistes, c’est que « c’est bon les filles entre vous vous êtes pires ». Une forme de compétition intra-genre entre toutes les filles, les poussant à se tirer dans les pattes et justifiant le fait qu’on leur reproche la longueur de leur jupe puisque c’est pas sexiste les filles le font aussi.
Sans parler du fait que dire ça c’est à peu près du même niveau que de dire que c’est ok si en tant que blanche (donc privilégiée) j’appelle mon voisin « négro » sous prétexte que certains noirs entre eux utilisent ce terme, que ce soit dans une démarche de réappropriation et détournement de celui-ci (comme dans le cas du manifeste des 343 salopes pour revenir à mon propre sujet) ou juste parce qu’ils auraient eux-mêmes intégré ce racisme ordinaire (j’ai menti, je viens d’en parler), je voudrais proposer un semblant d’explication sur pourquoi on rencontre des femmes qui, non contentes de refuser de se défendre, tapent sur les droits d’autres femmes apparemment sans se rendre compte qu’elles jouent contre leur propre intérêt.
C’est un mécanisme de défense très courant dans les cours de récréation. J’aime beaucoup les cours de récréation parce que ce sont de parfaits petits laboratoires sociaux, et je les déteste pour la même raison. Comme les enfants ont moins d’inhibitions que les adultes mais qu’ils n’ont eu le temps de rien déconstruire, c’est souvent très violent.
Moi quand j’étais petite, je cherchais la merde. J’étais le mouton noir (en même temps, on élevait des moutons dans mon jardin donc ça faisait sens), non contente de me ranger toujours dans la mauvaise file et de mal m’habiller, j’ai porté très tôt des lunettes et je lisais des livres pendant les récréations, donc laisse tomber, c’était mort. Bon et en plus ma maman m’avait dit que les autres ne m’aimaient pas parce que j’étais plus intelligente qu’eux donc bon, ma maman m’avait dit ça, je la croyais, et pour le coup j’étais condescendante, il faut le reconnaître.
Tout ça pour vous dire que, conséquence logique de ces éléments, j’ai été victime de harcèlement scolaire pendant des années. Insultes, moqueries, coups, vols de cahiers, pom’potes répandues dans mes affaires à l’internat, tout y est passé.
Et je crois qu’une fois ou deux, il y a eu un nouveau ou une nouvelle dans la classe. Quelqu’un de plus bizarre, d’encore moins dans les canons de ce que la micro-société de la cour de récréation accepte que moi, quelqu’un qui portait sur son visage « j’ai été harcelé•e scolairement là où j’étais avant ». Nous sommes des adultes avec de la logique et des notions de morale, en plus maintenant je suis une militante de l’acceptation de soi et de l’autre, on serait naturellement portés à s’attendre à ce que je me sois rapprochée de ces personnes parce qu’à plusieurs on est plus fort, vous voyez.
Mais j’étais une enfant absolument pas déconstruite en situation de lutte permanente pour sa survie, et ce n’est pas ça que j’ai fait.
Je me suis payé leurs têtes avec les autres.
Comme les autres, les bullys réguliers, ne pouvaient vraiment pas me blairer, ça n’a jamais duré longtemps, mais très souvent, vous verrez des victimes se transformer en bourreaux à leur tour quand bien même ce n’est pas dans leur intérêt. Parce qu’agir comme ça, c’est agir comme le chœur des privilégiés et essayer d’être acceptés par eux par imitation. Et surtout, de façon encore plus primaire, c’est détourner l’attention des prédateurs de nous, ne serait-ce que pour une minute.
C’est lâche et improductif, mais c’est très courant. Même une fois parvenu à l’âge adulte. C’est juste que les adultes sont moins cash que les enfants, donc c’est moins évident à discerner. Mais ça arrive tout le temps.
Je crois sincèrement que derrière chaque femme qui en slut-shame une autre, il y a ce mécanisme de défense qui veut que, tant que la meute est occupée à harceler un élément plus faible qu’elle-même, elle ne s’attaque pas à elle. Dire qu’en effet, elle était très courte cette jupe, à cette salope, c’est en outre se positionner en opposition à l’autre. C’est dire « c’est vrai, regardez, je suis d’accord avec vous, je suis dans votre camp, les femmes, toutes des connasses, sauf moi, hein ». Et puis, c’est qu’on a associé que la caste dominante – les hommes, notamment sexistes, puisque les hommes « trop féministes » peuvent être harcelés à leur tour – à la force, au pouvoir. Forcément : personne ne les harcèle, eux. Agir comme eux, c’est essayer de s’approprier une partie de ce pouvoir.
Bon, le problème c’est que si vous prenez un marteau et que vous tapez sur votre pied avec, vous êtes certes en position de pouvoir puisque vous utilisez le marteau, mais vous vous faites quand même mal au pied ce faisant. Sans jugement de valeur aucun sur les personnes qui aiment se donner des coups de marteaux sur les pieds, si votre but c’est d’éviter la souffrance je pense qu’il y a des solutions plus efficaces.